Globalisées, mondialisées, en butte à des concurrents toujours plus aguerris, les grandes organisations contemporaines se doivent d’être extrêmement réactives et flexibles pour espérer atteindre leurs objectifs. Or cette réactivité, cette flexibilité ne sont pas désincarnées : elles tiennent pour l’essentiel dans les hommes et les femmes qui travaillent dans ces mêmes organisations. Plus que jamais, il faut que les salariés acceptent de jouer le jeu d’un engagement très fort, d’un investissement sans compter ou presque dans l’entreprise. Pour que cette dernière reste dans la course, c’est la posture du « tous sur le pont » (Eugène Enriquez, 1997) qui s’impose. Or voilà que justement l’engagement des salariés vacille. Il faut dire que tandis que les organisations évoluaient, devenant toujours plus grosses, avec un climat interne souvent proche du « combat de rue » (notamment à l’approche du « sommet »), un pilotage de la stratégie par des financiers, une pression du court terme et des résultats immédiats, les individus eux aussi ont changé. Hier individus au destin écrit à la naissance ou presque (« je suis médecin, tu seras médecin mon fils »), ils sont aujourd’hui, des individus contemporains plus libres, mais aussi sommés de « s’inventer » (Jean-Claude Kaufmann, 2004), de trouver qui ils sont et plus encore de réussir leur vie. Un travail de construction identitaire difficile, « fatigant » (Alain Ehrenberg, 1998) qui dure tout au long de la vie et dans lequel le travail continue de tenir une grande place.
Dès lors, ces hommes et ces femmes opèrent constamment des calculs dans leur relation d’emploi : oui à un engagement fort dans mon travail, si celui-ci s’avère payant en terme d’estime de moi et de construction identitaire. Dans le cas contraire, la tentation du retrait n’est pas loin. Ce retrait peut se manifester de plusieurs manières. Certains optent pour des solutions extrêmes, décidant de tout plaquer et de « changer de vie ». Ils/elles partent ouvrir des gîtes à la campagne, se font coaches, consultants…
Calculs dans la relation d’emploi
D’autres, des femmes, partent en congé parental, démissionnent pour se réfugier dans une identité de mère autrement plus rassurante à leurs yeux que la compétition et la pression qu’elles rencontrent dans leurs entreprises. Mais ne nous trompons pas, ce retrait complet, total de la grande organisation n’est pas le plus courant. Renoncer à un revenu régulier pour « monter sa boîte » n’est pas à la portée de tous. Certains métiers s’y prêtent, d’autres beaucoup moins. Or il faut bien continuer de « faire bouillir la marmite ». Non, pour le plus grand nombre, le retrait se vit de l’intérieur. Être désengagé tout en restant dedans. Faire « comme si » mais ne plus y croire. Ils sont aujourd’hui légion, hommes et femmes de tous âges et toutes qualifications, à avoir opté pour cette posture, cette « stratégie ». Ces « retirés » se font discrets. Les grandes banderoles, les slogans contestataires ne sont pas pour eux. Non, eux, sans bruit, se débrouillent pour ne pas se retrouver sur les projets les plus prenants et les plus exigeants. Ils s’arrangent pour ne pas être mutés. Restés là où ils sont le plus tranquillement possible. Le désengagement professionnel de ces individus ne signifie pas qu’ils ne font pas correctement leur travail (cela se verrait) mais plutôt qu’ils sont sans illusions ni aspirations trop importantes quant à leur avenir professionnel. Ils sont là. Ils restent là. Leur devise pourrait être : « Ne pas faire de vagues. » Se faire oublier mais pas complètement. Les managers et les DRH les connaissent bien : « Ce sont des gens qui veulent avoir du temps pour eux, ils ne veulent pas quitter la région », « ils ne veulent pas de développement », « c’est de plus en plus difficile de les faire bouger »…
Sans illusions, sans aspirations
Certains de ces désengagés vivent la situation plutôt bien. Ils en profitent pour faire autre chose « en dehors ». Leur vraie vie est ailleurs. D’autres, au fil du temps, vont se retrouver aigris, malheureux : « On arrive à des personnes très très frustrées », « on se ronge », témoignent certains d’entre eux. Heureux ou aigris, l’existence de ces désengagés de l’intérieur ne peut à terme rester sans effet sur la performance et le dynamisme des organisations. Certes, les grandes entreprises sont toujours là, certes, elles tournent encore, mais l’on ne peut s’empêcher de s’interroger devant l’ampleur de la désaffectation. Plus personne ou presque n’y croit, plus personne ou presque n’est dupe. Pourtant personne, ou presque, ne le dit…
Juliette Ghiulamila
Consultante chercheuse au Lab’Ho (Observatoire des hommes et des organisations du groupe Adecco), elle est l’auteure de Cadres : la tentation du retrait, Lab’Ho, 2007.
Accéder au sommaire du dossier : Malaise au travail (Grands Dossiers N° 12 - automne 2008)