Chèque Déjeuner : la coopérative du bonheur

Dans un climat social tendu, les entreprises coopératives et participatives comme les Scop sont une alternative crédible. Reportage dans l'une d'entre elles, la Scop Chèque Déjeuner, devenue une entreprise multinationale florissante présente dans treize pays.

Découragés, frustrés, au bord de la dépression… Année après année, étude après étude, les salariés français n’ont jamais semblé autant déprimés par leur travail. Selon une étude Capgemini Consulting / TNS Sofres, publiée le 23 juin 2014, plus de 40% d’entre eux déclarent se désengager de leur entreprise… Pourtant, en parallèle à ce désamour, d’autres formes de salariat se développent dans le monde du travail français.

 

L’une d’entre elle, baptisée Scop, pour Société coopérative et participative, revendique un modèle d’entrepreneuriat social avec des employés « sociétaires » à la fois salariés et actionnaires. Entre 2001 et 2013, le nombre de Scop a augmenté de 36 % pour totaliser en 2013 un chiffre d’affaires de 3,8 milliards d’euros. Reportage dans la Scop Chèque Déjeuner, fondée à l’origine par des syndicalistes de Force ouvrière, et qui nourrit chaque jour au moins 1,5 million de personnes grâce à ses tickets restaurants payés pour moitié par le salarié et pour moitié par l’entreprise.

Pénétrer dans l’immense hall vitré de la Scop Chèque Déjeuner, située à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), c’est un peu entrer dans une dimension parallèle. « J’essaye de ne jamais oublier à quel point nous avons de la chance de travailler ici. Par rapport à tout ce que j’ai pu voir à l’extérieur, les relations de travail, les rapports entre les personnes en interne, et surtout, le sens de la mission de chacun n'ont rien à voir », lâche en souriant une responsable des études internationales.

 

Embauchée il y a cinq ans, la quinquagénaire ne tolère même plus qu’on lui souhaite « bon courage » pour son travail. « C’est vrai que c’est une formulation beaucoup utilisée ailleurs mais ici, dans une entreprise coopérative, à huit heures du matin dans l’ascenseur on ne se souhaite pas 'bon courage', comme si c’était l’enfer de la journée qui commence. »

La remarque laisse pantois. Des salariés investis, épanouis, le tableau paraît tellement idylique qu'on en deviendrait presque suspicieux. Regard incrédule vers l’attachée de presse présentant l’entreprise. « Vous pouvez interroger qui vous voulez. Le cadre de vie est tellement génial qu’il n’y a aucun risque à vous laisser parler avec nos salariés. » Sourire, assurance et quasi ferveur dans les mots. Les employés semblent naviguer dans un autre monde.

Les banderoles rappellent le développement à l'international de l'entreprise avec des implantations dans treize pays



Des salariés plus impliqués

 

Chez Chèque Déjeuner, les relations entre les salariés se veulent plus humaines. « Ici, nous privilégions l’échange. Nous sommes des personnes à part entière et pas des pions ni des numéros interchangeables comme dans beaucoup d’entreprises », confie Virginie Linard, chargée du suivi des carrières des salariés au pôle DRH. Derrière son bureau flambant neuf, elle ne cesse de plébisciter le fonctionnement de la Scop où elle travaille depuis huit ans.

 

« C’est difficile à comprendre aujourd’hui, même pour mes amis qui sont dans d’autres entreprises. Parce que cela repositionne le monde du travail d’une autre façon. On travaille pour nous, pour un collectif. Et ça se voit, les salariés s’investissent plus dans leur entreprise. » Ce que ne démentent pas des études effectuées sur le sujet. « Des recherches ont démontré qu’il y avait une implication plus forte de la part des salariés-sociétaires par rapport aux salariés classiques », confie Philippe Pasquet, enseignant-chercheur en Sciences de gestion à l’université de Limoges.

Dès leur intégration dans la maison-mère Chèque Déjeuner, la mission de sociétaire s’apprend. Toute personne signant un CDI s’engage de facto à devenir sociétaire. «‍ Chaque nouveau salarié se voit attribuer un parrain et bénéficie d’une formation de cinq jours pour échanger et apprendre à devenir un salarié-sociétaire à part entière siégeant à l’Assemblée générale, raconte Florence Quentier, la directrice des ressources humaines. Le salarié intégrera l’Assemblée générale entre un an et un an et demi après son arrivée dans l’entreprise. Après, ce sera comme dans n’importe quelle entreprise du CAC 40. »

 

Autrement dit, lors de sa première réunion, le nouveau salarié-sociétaire devra être capable de comprendre le bilan financier, les perspectives et tout ce qui se rapporte à la santé financière de son entreprise.



Démocratie participative

 

Dans une société coopérative, un actionnaire égale une voix. Ni l’ancienneté, ni le capital ne joue un rôle dans la répartition des pouvoirs à l’Assemblée générale de l’entreprise. Chaque salarié-sociétaire peut en effet prétendre à être élu pour quatre ans au conseil d’administration. « Le fait de pouvoir être à terme élu par les salariés nous amène en tant que managers à avoir une posture différente, confie Jean-Philippe Poulnot élu à trois reprises en tant qu’administrateur. Il faut être très consensuel, parce que le collectif est primordial, mais ferme aussi quand il s’agit de prendre des décisions ».

 


Ce salarié-sociétaire de la direction des relations et des partenariats politiques travaille depuis 23 ans chez Chèque Déjeuner. Après avoir fait la majeure partie de sa carrière dans une Scop, il n’y voit que du positif. « Ce qui m’a le plus étonné en arrivant ici, c’est la transmission d’information aux salariés d’une part et également la proximité qui existe avec la hiérarchie. En effet, pour être élu au conseil d’administration, il faut une certaine aura : être connu, reconnu et bien connaître les rouages de l’entreprise. Souvent, c’est l’ancienneté qui paye. » Cette proximité des dirigeants avec les salariés améliore aussi la perception des salariés sur eux-mêmes.

Avec 370 salariés-sociétaires actuellement, la Scop des tickets restaurants prévoit de passer l’année prochaine à 415 sociétaires sur un total de 420 salariés pour la maison-mère. Cette progression démocratique n’effraie pas la DRH de Chèque Déjeuner : « Nous n’avons pas peur du nombre, plus il y aura de gens impliqués dans l’entreprise plus nous serons forts collectivement. » De l'avis de plusieurs spécialistes, le décision va pourtant à l’encontre de la politique générale des Scop.

 

 

Un modèle difficilement généralisable

 

« Généralement, dans ces Scop en petites et moyennes entreprises, seuls quelques salariés possèdent le statut de sociétaire », pointe Sébastien Liarte directeur du Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises de l’université de Lorraine. « Vu qu’on ne peut pas renvoyer comme ça un salarié actionnaire. Les salariés non-sociétaires seront la variable d’ajustement en cas de difficulté. »

 

Les Scop paraissent toutefois difficilement généralisables. Selon Philippe Pasquet, enseignant-chercheur spécialiste de la gouvernance en entreprise et notamment dans les sociétés coopératives, le format Scop ne doit pas être considéré comme la solution miracle aux problèmes actuels des salariés. « Je connais pas mal de Scop qui partent à la dérive parce que bien souvent, les salariés n’arrivent pas à élire une nouvelle direction par manque de majorité chez les salariés-sociétaires. » Un fonctionnement démocratique qui peut même se retourner contre les intérêts des salariés d'après Sébastien Liarte, spécialiste de la gestion en entreprise : « Sous couvert d’une volonté sociale et utopiste, ce format d’entreprise permet aussi de dominer encore plus le salarié. Certains patrons transforment leur société en Scop et nomment seulement des salariés-sociétaires en leur faveur au conseil d’administration. Ce qui entraîne une dérive autoritaire. »

Les salariés de Chèque Déjeuner, eux, restent bien loin de tout cela et  n’échangeraient leur situation pour rien au monde. Ici, le bien-être au travail s’affiche et se revendique. Chaque salarié dispose d’un bureau avec jusqu’à six personnes grand maximum. On refuse les open-space bruyants tout en installant dans les locaux même, une salle de gym et même un sauna et hammam pour la fin du travail vers 18 heures.

 

La société espère même généraliser le fonctionnement coopératif à l’ensemble de ses filiales françaises en intégrant 600 autres salariés dans le statut sociétaire en 2016. Une première étape que la direction espère concluante, avant d’envisager un projet encore plus fou : l’intégration de l’ensemble des salariés de la multinationale, présente aujourd’hui dans treize pays différents.

 

Vincent Kranen

 

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