Plaisir et souffrance au travail

Entretiens avec Yves Clot et Christophe Dejours
Propos recueillis par Xavier de la Vega

 

 

 

◊ Entretien avec Yves ClotYves Clot 
est titulaire de la chaire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Il a notamment publié Travail et pouvoir d’agir, Puf, 2008, et Le Travail à cœur. Pour en finir avec les RPS, La Découverte, 2010.

 

Peut-on parler de souffrance au travail ? 


 

 

À mon sens, on peut parler de souffrance au travail lorsque l’activité est empêchée. L’activité empêchée, c’est le salarié qui, à la fin de la journée, se dit « aujourd’hui encore, j’ai fait un travail ni fait, ni à faire ». C’est la mauvaise fatigue qui provient de tout ce que l’on n’arrive pas à faire. C’est ce travail qui vous poursuit, vous empêche de dormir. L’activité empêchée, c’est ne pas pouvoir se reconnaître dans ce que l’on fait. Les entreprises peuvent, sensibilisées comme elles le sont, reconnaître les difficultés du travail, et même la souffrance des personnes. Elles ont plus de mal à reconnaître toutes « les activités en souffrance » qui empêchent les salariés de se retrouver eux-mêmes dans ce qu’ils font, dans la qualité d’un produit, d’un geste de métier, d’une histoire collective. Prétendre reconnaître la personne des salariés, alors qu’ils sont contraints de faire des choses indéfendables à leurs propres yeux, cela peut engendrer de véritables pathologies mentales. 


 

 

La santé au travail n’exclut pas la fatigue quand c’est celle de l’effort accompli dans le travail bien fait, celle qui permet d’affecter son milieu professionnel par son initiative. On se repose bien de cette fatigue-là.


 

Pourquoi la qualité du travail est-elle un enjeu essentiel pour comprendre le malaise des salariés ? 


 

 

Cette question est en effet cruciale, particulièrement dans une société où les activités de services sont devenues prépondérantes. Dans la santé, le social, l’éducation, mais aussi dans le rapport au client qui se développe dans l’industrie, le travail pose de redoutables problèmes de conscience. Ai-je traité le client ou l’usager comme il le mérite ? La logique commerciale que l’on m’impose me permet-elle de satisfaire ses attentes ? La qualité est-ce le chiffre d’affaires obtenu ou la satisfaction de l’usager ? Les critères de qualité dans les services ouvrent des controverses bien plus importantes que dans l’industrie. 


 

 

Ceux qui font le travail en première ligne et ceux qui dirigent n’ont pas la même vision sur ce qu’est la qualité du travail. Ce différend n’a rien de mal en soi. Mais les organisations ont besoin d’institutions permettant d’instruire cette différence de points de vue, afin de dégager des compromis ouverts. Or le management considère souvent une telle discussion comme du temps perdu. Alors que les organisations célèbrent les vertus du dialogue, elles mettent rarement en discussion le travail lui-même. Le principal risque psychosocial d’aujourd’hui est le déni du conflit sur les critères de la qualité du travail. Nous vivons dans un déni du conflit. Et le récit du consensus triche avec le réel.


 

La crise du collectif joue-t-elle un rôle ? 


 

 

On entend souvent qu’il faut revenir au collectif, aux anciens systèmes d’appartenance ouvrière, par exemple. Il me semble pourtant que ce que l’on ne partage pas encore est plus intéressant que ce que l’on partage déjà. Il y a collectif lorsque le désaccord sur le travail devient la source de la coopération. C’est parce que le travail collectif est inachevé que chacun peut y trouver sa place. Le collectif, c’est l’organisation d’une histoire inachevée où chacun peut être plus lui-même, et non pas moins. L’échec de ce travail collectif peut déboucher sur des situations dramatiques. La maltraitance dans les maisons de retraite s’explique par exemple non pas par un défaut d’empathie avec les personnes âgées, mais par l’impossibilité de délibérer sur les gestes professionnels engageant le corps de l’autre. Lorsque l’on maltraite cette élaboration professionnelle du métier, on met les salariés en situation de maltraiter les patients, de mal les soigner.

 

 

 

◊ Entretien avec Christophe DejoursChristophe Dejours est psychanalyste et psychiatre, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Il a récemment publié Travail vivant, Payot, 2010, et Conjurer la violence, 2e éd., Payot, 2011.

 

Vous avez fait de la dialectique entre la souffrance et le plaisir le cœur de votre analyse du travail. Pourquoi prendre pour point de départ la souffrance, et non le plaisir ? 


 

 

Tous les gens qui travaillent connaissent un jour une mise en échec de leurs savoirs et de leur expérience. Un jour, cela ne marche plus. C’est l’ouvrier qui ne parvient pas à répondre à une panne, le journaliste qui butte sur une enquête, le chercheur qui ne parvient plus à avancer… Souvent cette perte de maîtrise dure. C’est pénible, coûteux, on n’en dort plus, on peut même en perdre son désir sexuel. Or cette expérience de l’échec est le point de départ de la mobilisation de l’intelligence, de la créativité, de l’inventivité qui va permettre, souvent, de dépasser la difficulté. Travailler, c’est précisément cela : se confronter à la résistance du réel et trouver des solutions. C’est pourquoi la souffrance est première. Le plaisir vient après. La souffrance peut se muer en plaisir si l’on parvient à surmonter l’obstacle, si l’on parvient à se transformer soi-même pour le dépasser. Elle se transforme en plaisir également si l’on obtient la reconnaissance de ses collègues, de sa hiérarchie, des clients. Norbert Elias a écrit une très belle étude sur Mozart. Il montre que Mozart a dû travailler d’arrache-pied pour devenir le musicien et le compositeur qu’il est devenu. Or, il n’a pas obtenu de son vivant la reconnaissance qu’il attendait des Viennois. Il en est mort. 


 

Les formes contemporaines de management entravent-elles cette transformation de souffrance en plaisir ? 


 

 

La souffrance, telle que je l’entends, ne veut pas dire malheur. Elle explique pourquoi le travail recèle une promesse de réalisation personnelle et d’émancipation. Il existe cependant une souffrance pathogène qui survient si, alors que j’ai mobilisé toutes les ressources à ma disposition, je suis toujours en échec. Soit parce que je suis à la limite de mes talents, soit parce que l’on m’empêche de travailler comme je le devrais. Dans ce cas, des décompensations psychiques (bouffées délirantes, burn-out, etc.) et somatiques (TMS et autres) peuvent survenir. 


 

 

Il est vrai que les formes contemporaines de management peuvent favoriser une telle souffrance. Ainsi l’exaltation de la performance individuelle et la mise en concurrence des salariés les conduisent souvent à travailler plus mal qu’ils savent faire. L’évaluation du travail, lorsqu’elle s’en tient à des indicateurs quantitatifs, a les mêmes conséquences : la chose est désormais bien documentée dans les services publics ou la santé. Or faire un travail de cochon nuit à la santé parce que nous sommes en désaccord avec nous-mêmes. De surcroît, le management, par l’évaluation individualisée, affaiblit les collectifs et les solidarités et condamne les salariés à la solitude. Or ceux-ci ont besoin des ressources et de la reconnaissance de leurs collègues pour bien travailler. 


 

La notion de souffrance au travail n’a-t-elle pas été victime de son succès ? 


 

 

Je ne le crois pas. Il est vrai que les initiatives, notamment légales, en matières de risques psychosociaux constituent une reconnaissance partielle de la notion de souffrance au travail. Je parlerai d’une concession très imparfaite. Les textes législatifs passés ont beaucoup de limites. Ainsi, si la loi sur le harcèlement moral ouvre la possibilité de soulever certains problèmes, elle a de fait une application très limitée (très peu de gens ont été condamnés) et passe sans doute à côté des questions : plus que des personnes, c’est souvent l’organisation du travail qui mérite d’être réformée. Il est vrai que la réponse donnée par l’État, le patronat et les syndicats à la question de la souffrance au travail n’est pas satisfaisante. Cependant le droit et la jurisprudence évoluent. Des juristes sont formés aujourd’hui à la psychodynamique du travail et sont capables de mieux argumenter leurs cas et de gagner des procès.

 

 

Accéder au sommaire du dossier : Travail : du bonheur à l'enfer (Mensuel N° 242 - novembre 2012)

 

 

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