Laver les vitres n’est pas le genre de travail enthousiasmant. Plutôt une corvée, que l’on a tendance à repousser à plus tard. Pourtant, quand le moment est venu, difficile de faire le travail à moitié. Le nez sur la vitre, s’il reste tout en haut, à gauche, une petite tache qui résiste, il faudra la gratter, même si elle échappe à la vue de tous. Dès lors que vous l’avez vue, il faut l’enlever.
Pourquoi ? C’est difficile à expliquer, mais c’est ainsi. Il existe une sorte de « perfectionnisme » qui pousse à mener à bout le mieux possible la tâche entreprise.
Laver les vitres, écrire un article, soigner un malade, construire un site Internet, préparer un cours, faire la cuisine…, dans toutes les activités, il existe des degrés de perfection.
Les spécialistes du travail, psychologues, sociologues, ergonomes, constatent les souffrances psychologiques que génère le fait de devoir « bâcler son travail » ou de « faire du sale boulot »Alexandra Bidet, L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce ce que le vrai boulot ?, Puf, 2011. Voir aussi Guy Jobert, Exister au travail. Les hommes du nucléaire, Érès, 2014..
On peut discerner plusieurs composantes dans le souci du « travail bien fait ».
Il y a tout d’abord de mystérieux perfectionnismes psychologiques et moraux, difficiles à expliquer qui poussent les humains à s’acquitter d’une tâche du mieux qu’ils peuvent. Les préhistoriens ont remarqué depuis longtemps que pour tailler leur biface, les hommes du passé allaient bien souvent au-delà de la stricte nécessité fonctionnelle (avoir un tranchant coupant) pour polir un outil « bien fait », c’est-à-dire symétrique et élégant, quitte à passer plus de temps que nécessaire à les peaufiner. André Leroi-Gourhan parlait « d’esthétique fonctionnelle ».
Ensuite, l’éthique de nombreuses professions, artisanales notamment, est venue renforcer le souci psychologique du travail bien fait.
Enfin, depuis deux décennies, la « qualité du travail » est devenue la norme prégnante dans de nombreuses professions des secteurs agricole, industriel ou tertiaire. Dans l’industrie, les cercles de qualité ont été mis en place dans les années 1980. La qualité de service (le client-roi) s’est imposée dans le secteur public et privé.
Perfectionnisme moral, éthique professionnelle et nouveau management privé et public : tout se conjugue donc pour pousser à un travail de plus en plus impeccable. La propreté et l’hygiène dans les cuisines, un service au client dans les administrations, et un client « choyé » dans l’automobile. C’est le sans-faute qui est exigé.
Savoir se mettre des limites
Le problème est que « l’idéal au travail » devient quasiment inatteignable. La sociologue Marie-Anne Dujarier a mené une enquête dans deux secteurs différents, le service dans une chaîne de restauration parisienne et le soin aux personnes âgées dans un département public de gériatrieMarie-Anne Dujarier, L’Idéal au travail, Puf, 2012. . Dans les deux cas, les mêmes exigences, impossibles à tenir. Pour la serveuse : servir tout le monde en temps voulu tout en étant à l’écoute et disponible pour chaque client. Le client est roi, mais il y a 30 rois en même temps (« s’il vous plaît, une carafe d’eau », « pardon, mon saumon n’est pas assez chaud »…).
À l’infirmière aussi, il est demandé beaucoup trop : soigner des personnes âgées, ce n’est pas administrer des médicaments ou des piqûres, il faut faire preuve d’une grande disponibilité auprès de personnes qui se sentent seules. L’infirmière doit elle-même se « mettre des limites ».
Savoir se mettre des limites, ce n’est pas si facile. Cela va à l’encontre d’un besoin de perfectionnisme. Certains psychologues préconisent d’apprendre à lutter contre le perfectionnisme à la fois contre-productif et démoralisantChristophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Odile Jacob, 2009..
Dans Le Travail à cœur, Yves Clot porte le problème à l’échelle des organisations. Il préconise d’« instituer les conflits sur la qualité de l’activité »Yves Clot, Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010., en d’autres termes de créer des lieux de débats dans l’organisation, où l’on puisse mettre à plat les exigences de qualité exigées par les salariés eux-mêmes ou par le management et négocier des objectifs pour ne pas se retrouver seul face à des normes de travail idéales, mais impossibles à réaliser.