Après l'heure, c'est plus l'heure

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Aligner les heures au boulot, rester tard le soir de peur d’être mal vu… Autant de comportements qui demeurent valorisés dans nombre de milieux professionnels en France. Pourtant, cette forme de "présentéisme compétitif", comme l’appellent certains sociologues, peut s’avérer délétère, aussi bien pour le salarié que pour son entreprise. Depuis quelques années, lutter contre cette culture du"travailler tard" est l’un des enjeux de la recherche d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Halte au présentéisme : des solutions existent.

 

"Une journée normale ? 9h-minuit, minimum", assène Benoît, 24 ans (le prénom a été changé, ndlr). Voilà cinq mois qu’il est collaborateur junior au sein du prestigieux service "fusions-acquisitions" de la non moins prestigieuse banque Rothschild à Paris. A l’image des autres salariés du département, il enchaîne les journées de 15 heures, week-ends compris. Sauf urgence majeure, partir plus tôt est impensable. "Ça fait partie de la culture de l’entreprise, c’est comme ça, avance Benoît en guise d’explication. C'est clairement un management par le stress. Comme le client paye très cher, il attend une disponibilité totale. Mais le salaire va avec ! Un analyste qui débute touche entre 50 et 60 000 euros brut par an, plus une prime qui tourne autour de 15 000 euros."

 

Si l’exemple de la banque Rothschild est un cas extrême, "travailler tard est encore considéré comme synonyme de qualité du travail et de conscience professionnelle dans nombre d’entreprises", reconnaît Denis Monneuse, sociologue associé à l’Institut d’administration des entreprises de Paris et gérant fondateur du cabinet de conseil "Poil à gratter". « Tout particulièrement dans les cabinets de conseil, d’audit, d’affaires… Partout où il y a une forte concurrence en interne pour être promu", ajoute-t-il. Ce comportement, Denis Monneuse l’appelle "présentéisme compétitif" : aligner les heures pour se faire bien voir de ses collègues et de ses patrons.

 

 

Denis Monneuse, sociologue et auteur de Surprésentéisme, travailler malgré la maladie (De Boeck, 2013)

 

 

Un comportement dangereux

 

Le présentéisme compétitif a beau être répandu en France – "plus que chez les Anglo-Saxons" affirme le sociologue – ce comportement n’en est pas moins dangereux. En 2013 à Londres, un stagiaire de Bank of America est mort d’épuisement. "Travailler plus de 10h par jour accroît le risque d’accidents de santé de type AVC, martèle Denis Monneuse. Il y a aussi un risque de baisse de la productivité, de la concentration, de la créativité…". Autant de points négatifs contre lesquels les autorités publiques, les syndicats et (certaines) entreprises tentent désormais de lutter.

 

En décembre 2013, 16 grandes entreprises ont signé la charte des 15 engagements pour l’équilibre des temps de vie, initiée à l'époque par le ministère du Droit des femmes. L'un des objectifs consiste à "faire reculer le présentéisme" par "la préservation d’horaires de travail raisonnables". Parmi les entreprises signataires : Carrefour, SFR ou encore la BNP Paribas.

 

Un symbole fort, donc, "mais ce genre de charte n’engage que ceux qui la signent, autrement dit : la direction, nuance Pascal Fabre, délégué syndical national adjoint de la BNP Paribas (SNB CFE-CGC). Maintenant, c’est à nous, syndicats, de trouver des accords en interne pour que ces mesures soient réellement appliquées." A la BNP Paribas, l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle figurait justement dans le dernier projet d'accord-cadre, négocié au printemps dernier. Mais le projet a capoté, parce que "pas assez ambitieux" selon le délégué syndical.

 

Sensibiliser les dirigeants

 

Avec ou sans accord-cadre, Pascal Fabre affirme que plusieurs solutions existent pour lutter contre le présentéisme : développer le télétravail, arrêter de stigmatiser le temps partiel, fixer des objectifs atteignables… "Il faut surtout qu’on arrive à se mettre d’accord pour déterminer ce qui fait un bon travail, ajoute-t-il, et le critère du "nombre d’heures passées au bureau" n’est clairement pas le bon". Sur ce point, Pascal Fabre prône d’ailleurs l’exemplarité des dirigeants. "Il y a du mieux, reconnaît-il. Si la culture du «travailler tard » pouvait être valorisée il y a 10 ans à la BNP, il m’arrive aujourd’hui d’entendre des managers haut placés recadrer des salariés parce qu’ils sont encore au bureau après 18h."

 

D’où l’importance de la formation et de la sensibilisation des dirigeants. A commencer par les aspirants managers en école de commerce. Notre junior chez Rothschild le reconnaît bien volontiers : "Pour les jeunes diplômés, travailler en fusions-acquisitions, c’est le Graal ! Tant qu’il y en aura des jeunes pour accepter de telles conditions de travail, ça ne changera pas."

 

Léia Santacroce

 

 

Pour aller plus loin : un numéro de la revue "Travail et changement" sur le présentéisme

 

Preuve que les mentalités changent : l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) a consacré en mars 2014 un numéro spécial au présentéisme, à consulter ci-dessous dans son intégralité. On y apprend par exemple que la SNCF fait partie des entreprises qui ont pris conscience des problèmes générés par la culture du "travailler tard" (p.4-5). A lire également : le témoignage d’une dirigeante de PME "anti-présentéisme" (p.12-13).

 

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