Les usages de la pause déjeuner au sein d’un service social au système décentralisé

Yohan Telle et Audrey Thulliez

Les pauses constituent un temps incontournable du droit du travail contemporain. Cette thématique est assez peu explorée dans le cadre de la sociologie du travail, ainsi l’intérêt de notre démarche consiste à observer des usages et pratiques singulières appliquées par les salariés sur notre lieu de travail.

 

Assistants sociaux au sein d’une association loi 1901 comptant près de 1230 salariés, nous exerçons notre mission d'accompagnement social au sein du service des pensions de famille, lequel est rattaché au Pôle Habitat. Nous avons nommé ce service « éclaté » car comprend 14 structures décentralisées sur Paris et sa banlieue. Chaque structure comprend un « binôme » composé d’un travailleur social et d’un maître de maison.

 

Notre observation se porte sur les deux modes de pauses principaux que l’on retrouve sur notre lieu de travail :

 

  • La pause instituée, soit, prévue par les textes régissant l’organisation interne de notre équipe
  • La pause non instituée, soit, impulsée par les salariés eux-mêmes de manière assez informelle.

           

La pause instituée est prévue par la convention collective, c'est notamment la pause déjeuner acquise de droit par l'ensemble des salariés et fixée à 1h maximum de 12H30 à 13H30. Ce temps appartient au salarié, à qui il est laissé le choix de rester sur son lieu de travail ou non.

 

La pause non instituée est aussi présente sur notre lieu d’observation et n’est limitée dans le temps que par la responsabilité de ses acteurs vis-à-vis de leurs obligations professionnelles à suivre.

 

En effet, celle-ci n'est pas sans règle précise : nous avons ainsi régulièrement observé qu'elle était prise par un salarié ou un groupe de salariés dans un moment propice à suspendre son activité (aucune pause n'est prise par un salarié qui se dit en plein travail), elle ne dure généralement pas plus de 8 minutes,  et se déroule toujours au sein de l'établissement (contrairement à la pause instituée qui peut donner la possibilité au salarié de quitter temporairement son lieu de travail).

 

Nous présenterons le lieu ainsi choisi pour cette observation, celui où se déroule  la pause déjeuner instituée. Par la suite, la description portera sur notre position d’observateurs, sur les critères de la pause (déclenchement, description) et nous dégagerons les éléments les plus significatifs de notre observation pour rendre compte des usages de la pause.

 

Situation générale de l’observation 

 

L’enquête de terrain s’est déroulée précisément au 6ème étage d’un bâtiment administratif de Montreuil, au Pôle Habitat de l’association.     Nous avons réalisé notre observation les mardis et vendredis midi où l'ensemble du service est présent (membres de la direction compris) au sein du siège de l'association, et où se déroulent au cours de ces deux matinées hebdomadaires les réunions de service. Un choix stratégique puisque notre service, composé de 14 sites éclatés sur Paris et sa banlieue, rend impossible une observation globale de l'ensemble des salariés. La démarche d’observer une pause lorsque tous les salariés sont présents nous a semblé pouvoir rendre compte d’une observation pertinente comparée à celle qui aurait été menée sur un seul site où 2 salariés seulement sont présents.

 

Ces observations se sont déroulées du 07 novembre 2014 au 19 décembre 2014 au sein d’une salle de 32 mètres carrés (servant aussi bien de salle de réunion que de salle repas).

 

13 temps d'observation ont pu être réalisés et systématisés grâce à une grille d'observation (voir annexe en fin de document)

 

Situation des observateurs

 

Nous avons délibérément choisi de ne pas informer nos collègues que nous étions en position d’observation, bien que la déontologie de la recherche préconise majoritairement la transmission de cette information. Dans le cadre de cette recherche, et au regard de notre statut de salarié, cette information aurait biaisé l’observation en provoquant des attitudes et comportements dont la spontanéité aurait pu être biaisée.

 

Les critères de la pause

 

a) Le départ de la pause

 

De manière légitime, les membres de la Direction sont toujours décideurs du début de la pause-déjeuner en mettant fin à une réunion de travail.

 

Cette observation relève un fait systématique et normalisé. Cela tient peut-être lieu du fait que la matinée soit d’une part « institutionnalisée » par un moment de réunion, et d’autre part que la pause déjeuner, en tant que pause instituée soit déclenchée par le cadre.

 

Néanmoins, un écart s'observe : les heures de pause-déjeuner sont aléatoires les mardis et vendredis, elles dépendent de la réunion dont la durée peut retarder le début de la pause. La pause déjeuner sur ces temps est donc décalée d'une demi-heure à une heure, ce qui n'est pas toléré sur les autres moments de la semaine (les salariés devant prendre leur pause à heure fixe).

 

Lorsque la pause est annoncée, la réunion prend donc officiellement fin et nous observons deux événements différents :

 

  • Les salariés qui choisissent d'aller chercher à manger pour revenir manger au siège et ensuite regagner leur site d'activité. Ce sont ces salariés là que nous avons pu observer. C'est en moyenne le cas de 9 salariés.

 

  • Les salariés qui quittent le siège et regagnent directement leur lieu de travail. Ces salariés là n'ont pas pu intégrer notre grille d'observation et sont au nombre moyen de 17.

 

b) Description de la pause et des acteurs observés

 

Le temps de réunion est une instance réunissant un effectif (au complet) de :

 

  • 2 cadres, chefs de service, garant de l'organisation générale de la réunion
  • 26 salariés subordonnés (travailleurs sociaux, maîtres de maison). Parmi ceux-ci, 7 hommes et 19 femmes.

 

Notre enquête relève une moyenne d'âge générale s'élevant à 43 ans environ.

 

De notre observation, nous relevons en moyenne 9 salariés (rapport hommes/femmes assez équilibré) qui utilisent le temps de pause institutionnalisé dans une dynamique collective, en prenant le temps de consommer ensemble le repas sur le lieu de la réunion « désertée » par les cadres et les 17 autres collègues qui regagnent leurs sites et/ou utilisent ce temps de manière plus individualisée.

 

Sur ce temps de pause-déjeuner (faisant donc suite à un temps de réunion), nous relevons en premier lieu, systématiquement, une scission hiérarchique des membres du personnel s'effectuant d'une manière assez normée dans le cadre d’une hiérarchie à la verticalité importante dans les relations.

 

Le temps de pause effectif prévu par la convention collective s'élève à une heure à laquelle s'ajoutent :

 

  • 15 minutes (en moyenne) non-officielles où certains des 9 acteurs vont aller chercher leur déjeuner à proximité à l'extérieur afin de le consommer sur le lieu de travail, pour ce repas collectif.
  • Un temps de trajet officiel, soit prévu par la convention, utilisé par le travailleur pour regagner son site décentralisé.
  • Un temps de dépassement de pause plus difficile à mesurer, ce temps de dépassement étant assez aléatoire et conséquence de l'absence de cadre ou d'un membre voire d’éléments (pas de sonnerie) mettant fin à la pause de manière systématique. La fin de la pause s’effectue sur des initiatives individuelles en rapport avec les obligations professionnelles du salarié, a contrario de l’élan collectif que l’on retrouve sur le déclenchement de la pause.

 

Dans un second temps, nous observons également, un clivage d'ordre générationnel en relevant qu'aucun des 9 salariés restant sur place à déjeuner ensemble n'est âgé de plus de 36 ans. Le groupe des 9 salariés affichent une moyenne d'âge s'élevant autour des 32 ans environ.

 

Parmi les binômes de travail sur sites décrit précédemment, nous ne relevons aucun binôme déjeunant ensemble sur ce temps collectif.

 

Les usages de la pause

 

Lorsque l'on observe en premier lieu, une scission entre les cadres et les subordonnés pour le temps de pause institutionnalisé est visible. Cela témoigne du caractère privé de ce temps hors travail qui se veut exploité par les salariés (cadres ou non) comme un instant « off » où le discours n'aurait aucune portée d'ordre officiel au sein de l'institution.

 

En effet, nous constatons que les sujets évoqués au début de la pause-déjeuner font référence au contenu de la réunion : On retrouve des  débriefs, des commentaires, des réflexions et prises de positions, des critiques, dans une tonalité plus légère, témoignant de l’absence de contrainte hiérarchique et institutionnelle, les cadres étant absents de l’instant.

 

Cela permet un espace de parole plus « libéré », où certains membres qui ne se permettent pas ou ne souhaitent pas prendre la parole officiellement peuvent s'exprimer en présence « d'alliés ».

 

La tonalité critique s'effectue au sein d'un registre verbal parfois plus « direct », moins soutenu et souvent plus familier et tend bien généralement vers l'humour témoignant probablement d'une prise de recul sur le caractère sérieux des sujets institutionnels évoqués.

 

Les difficultés rencontrées par certains salariés sur leur travail, bien que souvent évoquées institutionnellement sur le temps de réunion sont à nouveau évoqués. Les salariés concernés semblent se nourrir des conseils produits de ces échanges.

 

Ainsi, ce temps de pause institutionnalisé est régulièrement utilisé par le groupe comme un temps de travail et de réflexion, même en « off ».

 

Nous relevons que les stagiaires (non comptabilisés parmi les salariés dans notre observation) ainsi que les salariés arrivés plus récemment s'inscrivent dans cette dynamique socialisante.

 

Nous notons qu’aucun binôme n'est reconstitué cependant au cours de cette pause, ceci pouvant éventuellement s'expliquer à travers le décalage générationnel entre les membres des différents binômes maîtres de maison/travailleurs sociaux :

 

  • 53 ans (environ) de moyenne d'âge pour les maîtres de maison
  • 33 ans (environ) de moyenne d'âge pour les travailleurs sociaux

 

En effet, cela concorde avec les sujets d'ordre plus « légers » qui peuvent être évoqués par la suite au cours de cette pause. A travers les journaux quotidiens et les smartphones, se construisent des discussions autour de l'actualité dans un second temps, qui concernent de manière manifeste l'ensemble du groupe.

 

Nous avons pu observer que les hommes s'attardent de manière stéréotypée sur l'actualité sportive, pour le plus grand désintérêt (général) des membres féminins du groupe.

 

Au sein du collectif, nous remarquons la mise en place de sous-groupes de discussion, propices à des échanges plus personnels en rapport avec la santé, la vie privée et le quotidien hors-travail.

 

Cet instant de pause-déjeuner est approprié comme un instant de plaisir par l'ensemble du collectif de par son caractère socialisant, et la forme triviale qu'il peut prendre, et de par son absence de cadres. Il est aussi un moment où l'on doit tenir sa posture,  notamment à travers le registre de la langue, et ce bien que des sujets relatifs à la vie de l'institution soit évoqués.

 

Le lieu choisi étant régulièrement la salle de réunion, cela induit un caractère ouvert à d'autres membres souhaitant participer à ce temps de manière exceptionnelle.

 

Cette pause révèle une dynamique collective où l'adhésion s'effectue de manière individuelle, et s'achève sur la même manière, lorsque l'on observe que chaque membre décide de lui-même de rejoindre son site d'intervention.

 

Conclusion

 

Sur les 26 salariés subordonnés, nous relevons une moyenne de 9 personnes utilisant le temps de pause de manière collective. Cela témoigne ainsi d’une dynamique collective assez modérée sur l’usage de ce temps qui offre un espace d’échange libre et non contraint par la présence des membres de la direction.

 

L’organisation décentralisée et éclatée du service apparaît comme une hypothèse plausible quant à cette dynamique modérée, mais par ailleurs, c’est cette même organisation qui nous a contraint à recentrer notre observation sur les temps de pause post-réunion au siège du pôle habitat afin d’appréhender au mieux le collectif.

 

Si nous ne relevons aucune disparité hommes/femmes, il existe un clivage générationnel sur ce groupe composé des membres les plus jeunes.

 

Nous retrouvons au cours de la pause, un temps non institutionnel nullement comptabilisé par les acteurs de la pause. Le temps de trajet dans le cadre d’une organisation décentralisée est considéré comme un temps de travail effectif par les textes conventionnels.

 

A travers la dynamique groupe, nous retrouvons des comportements déterminés par un statut commun au sein de l’organigramme, notamment lorsque la discussion prend une tournure critique sur la vie professionnelle du service.

 

La dynamique se développe de façon plus « rapprochée » autour de codes d’expression (ex : registre de langage altéré), valeurs et goûts communs partagés autour d’échanges ayant pour objet des discussions « hors-travail » (actualités, sport, famille, humour, culture…)

 

La pause-déjeuner institutionnelle constituerait alors un temps de socialisation primordial à double dimension : professionnelle et personnelle.

 

L’investissement moindre de ce temps par l’équipe dans son ensemble témoigne-t-il d’une certaine forme de cohésion mal installée au sein de l’équipe ? Cela amènerait à produire d’autres observations afin d’en obtenir confirmation ou infirmation.

 

Grille d'observation

 

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