Cadre de proximité, une mission impossible ?

Jean-François DORTIER

Pris entre leurs directions et les équipes de terrain, les cadres de proximité sont soumis à rude épreuve. D’autant que les méthodes de management se doivent d’être respectueuses du bien-être des salariés.

 

« J’ai mis 15 ans à apprendre mon métier de cadre. Et encore, je culpabilise souvent de ne pas être à la hauteur. Mais je sais aussi que, compte tenu de toutes nos tâches, le travail n’est jamais fini. »

 

Hervé, 47 ans, est cadre infirmier dans un hôpital psychiatrique. Il supervise un secteur de pédopsychiatrie qui recouvre trois unités : un hôpital de jour et deux CMP-CATTP. Les équipes sont composées de médecins, infirmiers, rééducateurs, assistantes sociales, psychologues, psychomotriciens, orthophonistes mais seuls les infirmiers et les éducateurs sont sous sa tutelle. Tout ce petit monde se retrouve une fois par semaine dans des réunions où l’on discute notamment des patients. 


 

« Je passe beaucoup de temps à calmer le jeu, souligne Hervé. Les enjeux sont importants : il s’agit de s’occuper d’enfants ou d’adolescents, de leur avenir, les gens sont très engagés, les moyens limités et tous n’ont pas les mêmes visions du travail. » Les semaines d’Hervé sont chargées : entre les réunions dans les unités, celles avec les directions, les multiples rendez-vous avec les infirmiers et les médecins, ceux avec des familles, les contacts avec les établissements extérieurs (école, justice), la gestion des budgets, des emplois du temps et mille autres petites choses : « Si le réseau intranet tombe en panne ou si une ampoule est grillée, c’est également mon job. »

 

On les appelle désormais les « cadres de proximité » (ou encore manager de proximité) : ils sont cadres infirmiers, responsables d’agence dans une banque, chefs d’équipe dans une usine, chefs de chantier dans le bâtiment, chefs de rayon dans un supermarché, chefs de projet informatique et même rédacteurs en chef, etc. Leur point commun est de superviser des équipes, d’être le relais entre les salariés « de terrain » et la direction. Ils peuvent aussi être en contact avec des clients et d’autres autres services. En plus de leurs activités multiples (gérer les plannings, les budgets, assister aux réunions d’équipe et aux réunions de direction, gérer les conflits au sein de leur unité…), certains poursuivent leur fonction première : au CNRS, un directeur de recherche par exemple reste aussi un chercheur. 


 

Fin des chefs et montée 
des exigences


 

Longtemps, les cadres de proximité étaient des « chefs » dont le rôle était de commander et de surveiller. Dans les hôpitaux, on les appelait les « surveillants ». Désormais, le terme « chef » a été abandonné sauf dans quelques professions où l’on continue à parler de chef : en cuisine (ils sont devenus des héros), dans la presse (les rédacteurs en chef) et dans les salles de concert (les chefs d’orchestre). Mais partout la fonction a beaucoup évolué. Les chefs ont laissé place aux « managers » (et les personnels à des « collaborateurs »). Ce changement de nom traduit une mutation profonde depuis une génération ; le management hiérarchique a laissé place à un management plus démocratique. Le cadre ne commande plus : il anime, écoute, communique, motive, régule. Désormais, il est même sensibilisé aux dimensions humaines du travail : la reconnaissance, la confiance, le sens. Ainsi Hervé a assisté dernièrement à une formation où l’on met en garde contre le harcèlement au travail et où il est question de « bienveillance » à l’égard des personnels. 


 

Mais le paradoxe est que ces nouvelles pratiques sont survenues alors même que le contexte économique se durcissait. À l’hôpital, les budgets de personnel se réduisent alors que les missions augmentent. Dans les grandes entreprises, les exigences des actionnaires et le poids de la concurrence ont fait monter une pression considérable. Dans la presse, l’arrivée d’Internet exige de difficiles réorganisations. 


 

Au final, les deux tendances s’entrechoquent : partout il faut être à la fois plus humain et plus performant, faire travailler dur avec des méthodes douces. L’équation est loin d’être évidente !


 

D’autant que les managers de proximité n’ont jamais reçu de formation. L’immense majorité sort du rang ; ils étaient hier ingénieurs, infirmiers, informaticiens ou mécaniciens et se retrouvent un jour à piloter des êtres humains. Ce n’est pas quelques journées de formation à la conduite de réunion, à la gestion du temps ou à la conduite de projets qui suffisent à combler le manque.


 

« L’essentiel de mon métier, je l’ai appris comme tout le monde : sur le tas », souligne Hervé. Et d’ajouter : «  À mon avis, pour un être un bon manager, il faut trois choses : des qualités personnelles (que tout le monde n’a pas), une vraie formation (ça n’existe pas !) et une longue expérience. »

 

Stratégies


 

Tiraillé entre des exigences contradictoires, le cadre de proximité est le candidat parfait à l’épuisement professionnel New Dimension Coaching, « Les cadres de proximité en première ligne pour l’épuisement ». http://sosburnout.fr/les-cadres-de-proximite-en-1ere-ligne-pour-lepuisement.html
. Beaucoup souffrent mais peu en parlent. Pour le sociologue Denis Monneuse, auteur du Silence des cadres, trois types de tentation guettent le cadre surmené : jeter l’éponge, protester et enfin subir en silence Denis Monneuse, Le Silence des cadres, Vuibert, 2014. . Abandonner ? Beaucoup rêvent de se mettre à leur compte, se reconvertir ou partir en préretraite. Hervé par exemple a pu suivre, il y a deux ans, une formation dans la menuiserie (financée dans le cadre du Dif). Mais il a finalement renoncé à un projet de reconversion trop risqué (son fils est encore au lycée et la maison n’est pas finie de payer). Dans l’année, beaucoup de cadres consultent des annonces d’emploi, envoient une candidature mais seulement 7 % finissent par changer de poste. 


 

Protester ? Quelques cadres récalcitrants s’y sont essayés, mais le phénomène est rare. David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, qui ont mené une enquête sur les « cadres rebelles » David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, Quand les cadres se rebellent, Vuibert, 2008.
 , signalent le cas de directeurs d’agence bancaire qui se sont opposés à la direction : celle-ci voulait sanctionner un collègue « sous-performant » qui refusait de réaliser des entretiens annuels d’évaluation inutiles et inefficaces David Courpasson et Françoise Dany, « Les cadres rebelles », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 12, automne 2008. . Mais de telles actions collectives sont difficiles à mettre en place. Les actions d’éclat, quand elles existent, sont souvent individuelles et relèvent de l’exaspération. C’est le cas pour cette éditrice qui a « explosé » en « codir » (comité de direction) devant son directeur général affichant des objectifs intenables, heurtant la noblesse de son métier (« faites des livres plus “vendeurs”, “accrocheurs” »). À la sortie de la réunion, elle se mordra les doigts d’avoir affiché ouvertement sa défiance au moment où un projet de réorganisation était dans l’air… 


 

La plupart du temps, la résistance est donc passive. Elle consiste à accepter formellement des projets et objectifs imposés, mais qui ne seront pas vraiment mis en œuvre parce que jugés inutiles ou impossibles à tenir. Hervé lui, traîne des pieds pour tout ce qui concerne les « protocoles-parapluies » : par exemple, les consignes exigent désormais de faire signer des documents aux parents pour le droit à l’image (beaucoup de photos sont prises durant les activités), ou faire signer une décharge à un père qui vient exceptionnellement chercher son enfant en voiture alors qu’il devrait prendre le bus.


 

Beaucoup de cadres ne se rebiffent pas pour cette autre raison toute simple : ils approuvent certains choix et en assumer les contraintes. « Tout ce qui relève de la démarche qualité (l’accueil des patients, l’apprentissage des bonnes pratiques de soins, l’information des familles, la coopération avec les autres institutions), tout cela est très exigeant, mais cela va dans le bon sens », reconnaît Hervé, tout en s’affligeant de l’énormité des procédures administratives qui les accompagne. 


 

Il existe enfin une autre raison au silence des cadres, presque inavouable : au fond, beaucoup aiment leur travail. D. Monneuse cite cette responsable RH qui affirme : « Les managers de proximité se plaignent de la charge de travail mais ils adorent leur job. » Ce n’est pas Hervé qui la démentira : «  Au fond, je ne le cache pas, mais c’est plaisant de monter un projet, d’être en position de dire oui ou non, de résoudre des problèmes, de voler au secours des uns et des autres, de rencontrer des gens différents. C’est fatigant, mais grisant. » Ce que souhaiterait Hervé et que demandent beaucoup de cadres de proximité, c’est d’avoir quelqu’un pour les seconder dans les tâches administratives, mais ils restent très jaloux de leur autonomie et de leurs responsabilités. 


 

Que faire ? 


 

Le malaise et la fatigue des cadres de proximité ont donné lieu à toute une littérature récente. Dans Entre le marteau et l’enclume : les cadres pris au piège (2012), la sociologue Jean-Philippe Bouilloud fait quelques propositions, mais qui restent très évasives : « Résister au changement pour retrouver son intégrité », « coconstruire des solutions avec les acteurs concernés », « redimensionner les structures plutôt que les réduire », s’appuyer sur la « logique de la reconnaissance » et l’« esthétique du travail » (le goût pour le « beau travail »). Tout cela semble assez juste, mais des exemples appliqués auraient été utiles. Les conseils et formules généraux sont d’ailleurs le lot commun des livres consacrés au management de proximité : ils regorgent de principes communs où sont louées les vertus de la reconnaissance, la confiance, le sens de la bienveillance, mais manquent cruellement d’études de cas pour régler des problèmes concrets : la surcharge de travail, la gestion des conflits, le recadrage d’un salarié, la négociation des objectifs avec les directions, la lutte contre la dispersion au travail, etc.


 

Dans La Faillite de la pensée managériale (2015), François Dupuy, sociologue et consultant, plaide de son côté en faveur d’un rééquilibrage du pouvoir entre le cadre de proximité et ses agents. Comment par exemple « redonner des marges de manœuvre au directeur d’agence bancaire »  ? La question est traitée… en une page. Il faudrait que le directeur d’agence prenne des clients (afin qu’il comprenne la nature réelle du travail) et impose l’échange de clientèle entre agents pour casser les habitudes acquises, favoriser la coopération et le changement de pratiques. 


 

Bertrand Duséhu, consultant et formateur, rapporte le cas d’entreprises où les managers de proximité ont perdu toute autorité sur leurs salariés. Parce que le jeu des positions était défini avant leur arrivée et qu’il est bien difficile de revenir sur les positions acquises Bertrand Duséhu, Le Manager de proximité. Au cœur de la performance de l’entreprise, 2e éd., Gereso, 2013.. Pour lui, le manager de proximité se laisse souvent coincer dans une position inconfortable parce qu’il ne connaît pas toujours le contenu du travail, ou parce qu’il n’ose pas imposer son autorité à des salariés qui sont souvent ses anciens collègues. 


 

Desserrer l’étreinte


 

Si le cadre doit apprendre à se défaire des pressions qu’il subit par le bas, d’autres voix suggèrent qu’il faut aussi agir par le « haut ». L’Apec (Association pour l’emploi des cadres) préconise ainsi de faire en sorte « d’intégrer les managers de proximité à la construction des décisions stratégiques Apec, « Management de proximité : regards croisés », Les Études de l’emploi cadre, n° 12, avril 2013.  ». Souvent ignorantes du contenu du travail réel et des contraintes qui pèsent sur les équipes (que les directions abordent souvent sous forme de tableaux de chiffres et reporting), elles imposent parfois des pressions très fortes – et délétères – aux managers de proximité. Il y a cinq ans, Hervé a failli démissionner de son poste. Il ne supportait plus le poids des responsabilités, les exigences de la direction, les résistances des salariés. « J’allais mal et je crois avoir fait une dépression. »

 

« Dépression », « oppression », « tension », « relaxation », « lâcher-prise », « mettre la pression »… Ayant le goût de la mécanique, Hervé avait découvert que tout le langage appliqué à la gestion psychologique du stress relevait aussi de la mécanique des forces. Elle pouvait s’appliquer aussi à l’organisation, où tous contribuent à pressuriser le manager de proximité – direction, agents, partenaires, usagers… 


 

L’unique remède contre la pression, c’est de desserrer l’étreinte. « J’ai agi sur tout ce qui contribue à restreindre mon autonomie et mon “pouvoir d’agir” », témoigne Hervé (encadré ci-dessous).

 

Comment desserrer l'étreinte ?

 


 
 
Hervé (47 ans) est cadre infirmier dans un service de pédopsychiatrie.
 Après un épisode de burnout, il a mis en place des stratégies pour mieux gérer la pression professionnelle. 
« Pour faire baisser la pression, j’ai agi sur toutes les interactions.
 

Vers le haut. Les directions fixent des objectifs inatteignables. Tous les cadres se plaignent des injonctions multiples et contradictoires : faire plus, faire mieux et avec moins. On demande à la fois aux gens d’être souples, disponibles et engagés. Et ici tous le sont. Personne ne quitte le service à 18 heures s’il y a une urgence : un ado qui débarque ou un appel de détresse d’un parent. La plupart acceptent sans rechigner des tâches très lourdes. Mais on ne peut pas demander aux agents de se démultiplier, de tout noter et en même temps de respecter les horaires et de limiter les heures supplémentaires. Je freine au mieux les dépassements d’horaire, mais ce n’est pas ma priorité. 


 

Vers le bas. Quand j’ai pris mes fonctions, je voulais être parfait et aimé de tous : disponible, efficace et infaillible. J’ai appris à mes dépens que c’est impossible et illusoire. Toutes les décisions ont une double face et ce qui arrange les uns mécontente les autres. Il faut en prendre son parti. J’ai appris à dire non (une demande de congé au mauvais moment), à recadrer (un infirmier qui ne tient pas à jour ses dossiers). Je le fais sans m’énerver, en restant poli mais ferme. Cela ne vous met pas forcément les gens à dos : loin de là. De même, j’ai appris à écouter, à me remettre en cause, à reconnaître mes torts et à changer d’avis. L’essentiel est de ne pas se faire ballotter à droite et à gauche par tous les avis. Je crois que je suis respecté de tout le monde. 


 

Vers les côtés. ll faut trouver aussi la bonne distance vis-à-vis des partenaires extérieurs : la protection sociale à l’enfance, la justice, l’école la famille, etc. Certains parents d’autistes voudraient nous dicter notre conduite auprès de leur enfant ; certains éducateurs ne tiennent pas compte de nos demandes (quand on a repéré un problème chez un enfant). J’ai appris à freiner les assauts de l’extérieur et à avancer mes pions. S’affirmer, augmenter son “pouvoir d’agir”, c’est parfois mener une petite guerre de positions. Mais la plupart du temps, quand je donne quelques coups de téléphone, tout se passe bien. Mes partenaires sont des gens impliqués et qui ont à cœur de bien faire leur travail et on prend plaisir à travailler ensemble. Le travail devient gratifiant quand on a réussi à trouver une solution ensemble, à obtenir une place en urgence pour un gamin en danger par exemple.


 

Et vers soi. J’ai appris à me méfier et prendre mes distances avec un autre partenaire : moi. La volonté de tout faire et tout bien faire, jouer les héros, avoir réponse à tout, c’est épuisant. Le travail de cadre infirmier est potentiellement infini. Il faut admettre que l’on ne peut pas tout faire. Savoir se fixer des limites, mettre ses ambitions et sa culpabilité en veilleuse, ça fait partie aussi du métier. Notre métier est de prendre soin des autres, mais il faut aussi se ménager et prendre soin de soi. »

 

Propos recueillis par Jean-François Dortier

 

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