Des chômeurs qui se forment grâce à une entreprise virtuelle. Voilà le concept lancé il y a 25 ans par Pierre Troton. Ces entreprises aux allures de PME, permettent aux demandeurs d'emploi de réapprendre la vie en entreprise et de se former sur le tas.
Un paquet de croquettes pour chiens et un python royal. Ce matin, au « Royaume des animaux », Laura, une jeune salariée, remplit le bon de commande et prépare la livraison destinée à son prochain client. Mais le colis n'arrivera jamais à destination. Dans cette entreprise, les salariés travaillent « pour de faux ». Ils gèrent le courrier, les dossiers administratifs et les appels d'offres mais ne génèrent aucun chiffre d'affaire. Comme dans une pièce de théâtre, chacun joue son rôle. « C'est une grande mise en scène », concède Pierre Troton, le concepteur de cette pédagogie innovante. Les acteurs sont en réalité des chômeurs qui jouent aux salariés.
Laura, vraie demandeuse d'emploi, se glisse ainsi dans la peau d'une assistante de direction, les yeux rivés sur sa fiche Excel. Autour d'elle, des bureaux, des téléphones, des ordinateurs. En dépit des apparences, le siège du « Royaume des animaux » ne se niche pas dans un building de la Défense mais au milieu de préfabriqués multicolores au fin fond de la ville de Saint-Denis (93), près de la Courneuve.
Retrouver les reflexes de l'emploi
Lorsque l'on pénètre dans cette entreprise virtuelle, une hôtesse nous accueille avec un café avant de revenir derrière son bureau prendre ses appels. Dans la pièce d'à coté, une salariée déboule au milieu du bureau, des dizaines de lettres à la main : « Le courrier est arrivé », crie-t-elle pour rassembler ses collègues. La « PME » bouillonne, la sueur liée au travail est bien réelle. Ici la pratique prend le pas sur la théorie. « On n'a pas de cours sur la TVA mais on apprend comment la remplir », annonce la directrice de la formation, Muriel Banuelos.
Depuis 2004, année d'ouverture de l'Entreprise d’entraînement pédagogique (EEP), elle chapeaute ces 36 salariés et endosse la double casquette de chef d'entreprise. « L'objectif n'est pas de rester assis en écoutant le formateur parler au fond de la classe, mais de réaliser un bon chiffre d'affaire pour les fêtes de Noël ». Grâce à cette méthode les chômeurs peuvent retrouver les réflexes nécessaires à leur prochain emploi. Comme Assia, 43 ans, qui retrouve au quotidien le rythme qui lui manquait. « Quand je me prépare le matin, je pars comme si j'allais au travail », témoigne-t-elle tout en traitant les mails de la société.
Ce jeu de rôle grandeur concilie théorie et pratique et leur permet de se rapprocher du vrai monde du travail. Un concept né après la Seconde Guerre mondiale : « l'entreprise d'entraînement permettait aux soldats handicapés de se reconvertir aux métier de l'administration », explique Pierre Troton. D’ailleurs, un certain nombre de chômeurs handicapés sont intégrés dans ce programme qui déploie son réseau sur tout l’hexagone. Aux manettes, Pierre Troton anime ce jeu de Monopoly géant depuis le siège du réseau d'EEP à Roanne, près de Saint -Etienne. Cette coordination permet aux salariés stagiaires d'y croire à 100%. Tout comme le travail de la formatrice à Saint- Denis. « Je ne manque jamais d'idées pour recréer l'univers de l'entreprise et ses difficultés », s’amuse Muriel Banuelos avec malice.
Un jeu de Monopoly géant
Assia échange justement des mails avec les 109 autres entreprises fictives de France. Au-delà des faux billets, des chèques bancaires marqués « Spécimen » qui s'empilent sur les bureaux des salariés stagiaires, la mise en situation va très loin. Le directeur a tout pensé : « On réalise même de faux virements, on va simuler l'administration fiscale et même Pôle emploi ou l'Urssaf ! » Concrètement, un mini-circuit s'organise. Si le salarié a besoin d'un emballage pour des croquettes ou d'un transport pour acheminer le colis, il va devoir faire appel à une entreprise d'emballage puis à une société de transport.
« Chacun travaille pour autrui », lance le fondateur d'un air bienveillant. « Autodis, une autre entreprise virtuelle implantée dans le Nord Pas de Calais va simuler la location de voiture par exemple ». Résultat : au service publicité, on y croit. Kocka et Anita, deux trentenaires, sont en train de préparer une brochure pour la période de Noël. Pas question de traîner, elles doivent l'envoyer avant la fin de la journée à leurs clients.
Ces jeunes femmes sont en quelque sorte des « privilégiées ». Chaque année, sur 3.5 millions, de chômeurs ils ne sont que 6 000 demandeurs d'emplois à intégrer les 110 EEP de France après avoir passé des « tests de positionnement ». La sélection est rude. « On fait une réunion de présentation pour expliquer aux demandeurs d'emploi le principe de cette pédagogie en situation et nos objectifs. Puis le test n'est pas compliqué, tempère Pierre Troton, il suffit que la personne sache écrire, lire et compter tout ayant un minimum de culture générale et qu'il exprime une motivation ».
Les candidats passent un entretien d’une heure et demie. « Je ne veux travailler qu’avec des gens motivés pour lesquels je pressens une réussite, une motivation » prévient Muriel Banuelos. Objectif ? Que les conditions de travail soient optimales et les progrès quasi-certains. « Rien que le fait d'arriver à l'heure le jour de l'entretien est révélateur. Pour qu'un demandeur ne soit pas sélectionné, il faut qu'il ne soit vraiment pas motivé, presque désinvolte et qu'il arrive en retard, par exemple », explique Pierre Troton. Sur le site de Seine-Saint-Denis, 40 à 50 salariés stagiaires sont considérés comme aptes à rejoindre le « Royaume des Animaux ».
« Ici on peut se tromper »
Kocka et Anita ont découvert Powerpoint le matin, puis ont travaillé dessus pour faire la plaquette de Noël. Sur l'écran du PC s'affiche une brochure colorée et quelques guirlandes et sapins. Elles apprennent directement à utiliser ces logiciels en effectuant des tâches. " J'ai intégré cette entreprise pédagogique depuis le 18 novembre [2014] et j'ai l'impression d'avoir appris beaucoup de choses, note Anita, ancienne gestionnaire administrative d'une caisse de retraite. Et puis ici, on peut se tromper. La formatrice corrige nos erreurs et nous nous en souvenons ».
Mais le « travail » ne consiste pas seulement à effectuer une opération définie par la hiérarchie, c'est un apprentissage au quotidien. « Certains vont réapprendre à se lever le matin, à arriver à l'heure, à prendre le bon bus », explique Pierre Troton. En plus d'un rythme de travail soutenu que l'on retrouve dans la pratique, le but est d'apprendre à se mettre en valeur, à gagner davantage confiance en soi. « Par exemple, nous leur apprenons à rédiger correctement un CV et à mettre en valeur une lettre de motivation et leurs compétences auprès des autres », explique Muriel Banuelos. « Mon CV ne ressemble plus du tout à celui que j'avais au départ », confirme Assia.
Cet apprentissage est tout de même ponctué par plusieurs cours théoriques, comme l'anglais. C'est ce qui a en partie motivé la quadragénaire à choisir cette formation de l'EEP. « Quand j'ai vu anglais dans la formation, ça a fait tilt. Aujourd'hui c'est un véritable atout sur le marché du travail et pour ma reconversion .»
Ainsi l'intitulé de la formation « assistante de direction bilingue » l'a particulièrement attirée. « Je rêverais de travailler dans une boîte à l'international », confie l'ancienne assistante de direction. Elle a travaillé dix ans dans le BTP et est désormais prête à remettre le pied à l'étrier. Sortie de cette situation fictive, cette fausse salariée est bel et bien une vraie chercheuse d'emploi.
70% de réussite
Assia attend avec impatience son expérience de stage à la fin de la formation, cette fois-ci au coeur d'une vraie entreprise. Rien ne vaut l'entreprise, la vraie. C'est aussi l'avis d'Estelle Sauvet, directrice du cabinet de recrutement Sodie. « Le meilleur espace d'apprentissage reste l'entreprise, la vraie. Beaucoup d'entreprises devraient être plus audacieuses et former au sein de leurs propres locaux, quitte à ne pas forcément embaucher la personne à la fin. Ceci permettrait de dépasser le problème de la logistique des EEP, très coûteuse. »
D'après Muriel Banuelos, six mois après la sortie le taux d'insertion s'élèverait de 60% à 70%. Cette première immersion dans le fictif est efficace. « Souvent elles me disent : "on était comme dans un vrai travail". Elle les suit de près et de manière très individualisée pendant la formation et après. « Je les appelle pour prendre des nouvelles et savoir si elles ont obtenu un contrat ."
Small is beautiful
Ce taux d'insertion est la condition de la pérennité de ces formations originales aux financements très lourds. « Cette obligation de résultat m'encourage à présélectionner les candidats pour que la formation en entreprise d'entraînement soit la plus efficace possible », avoue la directrice de l'entreprise virtuelle.
Cédric Fretigné, professeur en Sciences de l'éducation à l'Université Paris Est Créteil Val-de-Marne, a réalisé sa thèse sur les EEP il y a une dizaine d'années, identifie deux limites à cette pédagogie : « Je ne dénigre pas ces structures, je suis certain qu'il y a du bon travail. Mais j'observe une tension entre la formation et l'exigence d'insertion professionnelle des EEP ». Et d’ajouter : « Les chômeurs les plus éloignés de l'emploi ne semblent pas concernés par ces EEP. En théorie, elles acceptent des demandeurs d'emploi du niveau CAP au bac + 2. Mais en réalité, il y a 10 ans j'avais constaté lors de mes entretiens que beaucoup avaient au moins le bac. Pour ces chômeurs de longue durée, la motivation est une ressource rare, insiste-t-il. Pourraient-ils intégrer une entreprise d’entraînement ? »
La cible des entreprises fictives serait-elle à côté des vrais besoins ? Pas du tout, justifie Muriel Banuelos, «c'est une évidence puisqu'au delà d'acquérir un savoir-faire, l'objectif est de développer un savoir être au sein de cette formation.
Ce fonctionnement et ce suivi individualisé ont un prix. « C'est un peu la logique du ‘Small is beautiful‘, car peu de personnes peuvent intégrer ces formations et elles sont présélectionnées, souligne le sociologue. Pour 6 000 demandeurs d'emploi, c'est bien mais il y a 3.5 millions de chômeurs. »
C'est aussi l'avis d' Estelle Sauvat, du cabinet de reclassement Sodie : « Cette pédagogie, qui est certes bâtie de bon sens, est difficilement généralisable. » En effet, cette méthode nécessite des investissements en ressources humaines très importants. Il faut convaincre les élus, les investisseurs chaque année. En outre, il faut se donner les moyens d'équiper ces fausses entreprises en logistique.
Cedric Fretigné y voit également un biais plus large par rapport à la problématique du chômage. Comme dans une file d'attente, ces chômeurs se situeraient à la fin et grâce à cette entreprise fictive, ils remonteraient la file pour se rapprocher de l'emploi. « Ils passent devant d'autres chômeurs et cela ne règle pas le problème du chômage. Mécaniquement les autres chômeurs reculent, s'éloignent de l'emploi.» Le chercheur rappelle par ailleurs que la vocation première de ce type d'entreprise virtuelle est de former et non pas de créer de l'emploi. Ne pas se méprendre. « Il pourrait y avoir un risque d'effet d'annonce, par rapport à la réalité du marché de l'emploi. »
Enfin, cette méthode a t-elle vocation à s'élargir à un public plus large ? Son directeur tente toujours de convaincre de nouveaux investisseurs et de nouvelles structures. Il aimerait en ouvrir de nouvelles, notamment dans les Yvelines, et dans d'autres régions. Mais pour l'instant rien n'est concrétisé. Sur le fond, ces entreprises virtuelles vont évoluer. « J'aimerais ouvrir ces formations aux métiers émergents comme les nouvelles techniques de vente en ligne, ainsi que la logistique », confie-t-il.
Est-ce une goutte d'eau dans un océan ? Pour Estelle Sauvat, le principal problème n'est pas là. « Ce dispositif souffre d'un manque de visibilité nationale. Comme ces structures sont peu connues par le grand public, elles sont aussi peu reconnues par les recruteurs. » Les employeurs n'en font pas un levier d'entrée.