Scènes de bureau ordinaires

Représentation de Théâtre à la carte

Drames quotidiens, quiproquos, l’entreprise est le reflet de notre société. Terrain de conflits et de rapports de forces, les relations y sont parfois tendues et sources de souffrance. Et si le théâtre pouvait aider les salariés à aller mieux ? 

 

Vrombissement d’une machine à café. Bruno, tout sourire, rejoint Marc, qui grimace et semble au bord des larmes : “Dis donc, t’en fais une tête !”, plaisante-t-il. “M’en parle pas, répond Marc, tirant sur sa cravate. “Je sors du bureau du chef, il vient de me nommer manager..." Alors que le premier s’enthousiasme, l’autre s’énerve : “Au contraire, c’est l’enfer, manager ! Moi qui comptais lever le pied... Finies les vacances, les jours fériés ! Et si je fais une erreur ? Et si des gens se plaignent ?”. Lorsqu’il évoque les entretiens annuels d’évaluation, Marc frémit. Il va devoir juger le travail de ses anciens collègues.


Mais Marc n’existe pas. Bruno non plus. Ils sont construits de toutes pièces par un scénariste de Théâtre à la carte, société spécialisée dans le théâtre d’entreprise. Ces interrogations, ces inquiétudes, émanent des managers, fraîchement promus, d’une société d’aéronautique parisienne. L’entreprise a sollicité Théâtre à la carte pour animer une formation sur l’entretien annuel d’évaluation, ponctuée de saynètes et de mises en situation.

 

Créer un “effet miroir”

 

Anthony Déchaux, scénariste, et Fabrice Bressolles, comédien, expliquent le déroulement d'une formation



Extrait de répétition : Devenir manager

 

L'entretien d'évaluation - extrait de la pièce... par TheatrealaCarte


 

"Une saynète vaut mieux qu’un long discours”. C’est le slogan de Théâtre à la carte. Depuis plus de vingt ans, ses scénaristes sont sollicités par des organismes publics ou privés, de la société cotée en bourse jusqu’à la petite PME, explique son secrétaire général, Thomas Dupuy. Ils animent des formations, mais produisent également des spectacles, qui mettent en scène le quotidien de l’entreprise, tour à tour comique ou tragique, sur des thèmes comportementaux. 

Diversité et handicap, risques psycho-sociaux, résistance aux changements, gestion du stress... Les saynètes ont vocation à être jouées devant les salariés et la direction, par exemple lors de séminaires. Elles peuvent durer moins de quinze minutes comme plus d’une heure, et si certaines sont des “prêtes à jouer”, d’autres sont écrites “sur mesure”, à la demande des entreprises. L’objectif des comédiens : “créer un effet miroir”. Les personnages sont parfois désagréables, blessants. Commettent des erreurs ou interprètent des situations de façon erronée. Ils se font l’écho de blessures ou d’inquiétudes profondes. Le public ému perçoit leurs maladresses, se reconnaît et s’identifie.

 

Bruno Bachot, scénariste et comédien : Les thèmes abordés

 

Sécurité sur le terrain - Extrait de la pièce... par TheatrealaCarte


 

 

Une enquête de terrain

 

La méthode est subtile : le scénariste commence par une enquête de terrain. “On rencontre les équipes, de l’employé au comité de direction, pour se nourrir de la culture de l’entreprise, collecter des verbatims, et créer un texte qui colle au plus près à la réalité”, raconte Bruno Bachot, scénariste et comédien. Cela permet à l'effet miroir de fonctionner. “Quand on parle de leurs craintes, de leurs souffrances, on l’exprime avec leurs propres mots. On a réussi notre exercice, quand à la fin ils nous demandent : mais t’es de quel service ? Je te connais pas !, confie le metteur en scène avec un sourire. Ils ont l’impression que, parce qu'on les connaît si bien, on vient forcément de chez eux.”

Grâce au théâtre, des points de vue opposés peuvent ainsi se rencontrer, s' incarner et se faire face. L’idée est d’aider les salariés à mieux se comprendre, dédramatiser des situations de crise, désamorcer des conflits ou rire des difficultés du quotidien. A l’issue de la représentation, les comédiens lancent un débat sur les questions soulevées par la saynète. “On demande au public de réfléchir à ce qu’il vient de voir, et à ce qu’on pourrait faire pour modifier les comportements”, explique Carole Santo, directrice artistique. Une thérapie par le rire mais surtout, un moyen d’ouvrir le dialogue.

 

Le Blues du manager par TheatrealaCarte

 

 



Thomas Dupuy et Carole Santo : "On ne part pas toujours d'un problème, parfois il y a un défi"


Libérer la parole par le filtre des comédiens

 

On les force à briser la glace, à échanger. Les salariés osent rarement dire ce qui ne va pas. Rire de sujets très durs, comme le harcèlement, ou le burn-out, "ça permet de libérer la parole”, insiste la directrice artistique. “Par le filtre des comédiens, des messages forts remontent à la direction. C’est ce qu’attendent les chefs, ils nous disent "n’hésitez pas à nous égratigner, au contraire”.“L’important, c’est de ne pas stigmatiser une personne ou une fonction, ajoute Carole Santo. On ne va pas faire le méchant manager, et le gentil collaborateur. On ne juge pas, on se demande comment on en est arrivés là.”



Témoignage de Carole Santo : il ne faut pas être dans le jugement
 

Photo : S. Becker

 

Souvent assimilé à la farce ou à Guignol, le théâtre peut sembler ne pas être “assez sérieux” pour traiter de la souffrance au travail ou des discriminations. Mais selon le secrétaire général de Théâtre à la carte, le concept fait ses preuves. “La mémoire de l’émotion est beaucoup plus efficace que la mémoire visuelle”, affirme Thomas Dupuy. Une saynète de 15 minutes aura donc “beaucoup plus d’impact” qu’une animation powerpoint, même si les messages véhiculés sont les mêmes. 

 

Carole Santo : "Parfois, il y a des gens qui pleurent"

 

A la solde des patrons ?


 

Le théâtre d’entreprise existe depuis les années 1980, mais “se développe énormément”  depuis quelques années, et est de mieux en mieux compris, comme en témoigne la croissance quasi-continue de Théâtre à la carte, selon Thomas Dupuy. “Les entreprises se sont rendu compte que c’est en agissant sur l’humain, sur sa manière de percevoir telle ou telle situation, qu’on arrive à faire progresser les gens, à trouver des leviers d’amélioration”, analyse-t-il. “Cela correspond à un besoin d’échange, de se connaître mieux, de mettre du vivant et de l’humain dans les rouages de l’entreprise”, estime également Luc Simon net, fondateur de Scène entreprise, société qui réalise le même type de spectacles et de formations. 

 

"Nous souhaitions une formation originale et ascendante qui permette de surprendre nos équipes, et de leur faire prendre conscience de l’importance de l’attitude dans l’acte de vente", témoigne David Ménard, un des responsables formation du groupe Prosport, sur le site internet de Théâtre à la Carte. Selon lui, le théâtre a permis "une approche différente", avec "des mises en situation très révélatrices" pour les équipes.


Même constat pour Valérie Legrand, responsable de la formation continue à l'hôpital Bernard Desplas, qui souhaitait "former le personnel à la notion de bien-traitance". Une formation récurrente dans l'établissement, qui avait été jusque là abordée de façon classique,de manière "beaucoup plus théorique que pratique". "Théâtre à la Carte a apporté la visualisation concrète d’un acte ou d’un propos malveillant ou maltraitant. Abordée de façon ludique comme le théâtre peut le faire, la bien traitance prend toute sa mesure. Exit le côté figé, statique et "bourrage de crâne", poursuit-elle.

 

 

Photo : S. Becker

Quand on l’accuse d’être à la solde des patrons, Thomas Dupuy se défend et parle “d’à priori”. “Bien sûr, un client nous demande une prestation et veut délivrer un message”, admet-t-il. Mais ensuite “on essaye de voir comment créer l’alchimie”, entre ce message et le ressenti des collaborateurs. Ce n’est pas un simple message descendant et manipulatoire”, assure Luc Simonnet. “En interviewant le public cible, les scénaristes rétablissent les équilibres, donnent la parole à tous les acteurs. Les managers sont sensibles à ce qui se dit dans les ateliers participatifs et les débats, car ce sont des espaces de liberté, contrairement aux réunions où il faut avoir beaucoup de courage pour oser s’exprimer. Cela permet aussi de dessiner des pistes prospectives".

Thomas Dupuy : "Créer l'alchimie" entre les points de vue

 

Améliorer l'ergonomie

 

La prise de conscience ne suffit pas. Pour la psychiatre Brigitte Font Le Bret, auteure de plusieurs ouvrages sur la souffrance au travail, “il ne faut pas être dupe”. Si le théâtre peut libérer la parole, “l’expression de la souffrance au travail est rarement suivie d’actions concrètes de la part des directions.”
 

La plupart des difficultés en entreprise viennent d’une surcharge de travail. "On demande aux salariés d’en faire trop, déplore-t-elle. Les dysfonctionnements ne sont pas liés à des problèmes de communication, ils viennent d’une recherche de rentabilité des entreprises. La méthode théâtre action, ça peut être formidable, mais il faut que derrière, la direction utilise cette parole, trouve des solutions pour contribuer au bien être des salariés, mène des changements sur ce qu’on appelle l’ergonomie. On pense qu’un simple coup de psychologie peut améliorer le bien être, mais c’est faux. C'est le travail qu'il faut soigner, pas les salariés."

 

Le théâtre peut au moins permettre de prendre confiance en soi. Comment réagir, face à un collègue qui demande une augmentation qu’on ne peut lui offrir, qui arrive en retard ou qui fait irruption dans un bureau, menaçant ? Les nouveaux managers de cette entreprise d’aéronautique parisienne apprendront bientôt avec Bruno et Marc, grâce à des exercices pratiques, à réagir, mais aussi à écouter, ou à reconnaître leurs torts.

 




Elia Vaissière

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