Permettant d’exercer une activité en dehors des locaux de son employeur grâce aux technologies de l’information et de la communication, le télétravail présente de nombreux avantages : gain de temps et d’argent, gain de productivité, etc.
Lorsque Sciences Humaines est né, il y a vingt-cinq ans (déjà !), le journal, l’entreprise et le lieu de production ne faisaient qu’un : unité de produit (un magazine), unité de lieu (Auxerre), statut unique (une entreprise et cinq CDI).
Un quart de siècle plus tard, SH est devenu un petit groupe – disons un groupuscule – qui a fait des petits : outre le mensuel, il y a Les Grands Dossiers des sciences humaines, les éditions Sciences Humaines, un site – SciencesHumaines.com –, Le Cercle psy et désormais une activité de formation. Si l’esprit, « l’âme » ou « l’ADN » de SH demeure, il n’est plus localisable en un lieu ni en une organisation unique.
Prenons le cas du Cercle psy, le « journal de toutes les psychologies », créé il y a quatre ans. Il est réalisé par une petite cellule de salariés : le rédacteur en chef (Jean-François), la secrétaire de rédaction (Louisa) et la responsable de fabrication (Natacha). Tous les trois sont télétravailleurs et ne passent que deux jours par semaine dans les locaux de SH. Marie, graphiste, qui met en page et réalise les illustrations est autoentrepreneuse et vit à Paris (encadré ci-dessous). Le petit groupe de pigistes (psychologues et journalistes) est presque entièrement composé de Parisiens. Tout ce petit monde ne se voit jamais. À vrai dire, l’équipe au complet ne s’est réunie qu’une seule fois, le 18 février 2015, trois ans après la création du journal, dans un restaurant parisien à 150 km du siège social du journal…
Le magazine se fabrique pour l’essentiel à distance, à part deux ou trois réunions en petit comité qui ont lieu au début de chaque numéro (pour définir le sommaire) et à la fin (pour le BAT – bon à tirer). Entre-temps, tout se déroule par mails, téléphone et Skype.
À moindre échelle, à Sciences Humaines aussi, le phénomène du télétravail s’est étendu à une partie de la rédaction et au service fabrication (secrétaire de rédaction, mise en page, iconographie et fabrication). Ils sont de plus en plus nombreux à travailler chez eux tout ou partie de leur temps.
L’essor du télétravail
En 2004, le télétravail représentait en France entre 15 et 17 % des actifs, soit un salarié sur sept : ils sont deux fois plus nombreux maintenant.
C’est moins que les pays d’Europe du Nord où plus de 20 % des actifs sont des télétravailleurs. La Finlande, pionnière en la matière, en comptait déjà un tiers (32,9 %) en 2010. Viennent ensuite la Belgique et la Suède avec 28 %.
Les salariés concernés sont surtout des professions à forte composante intellectuelle – consultants, cadres, informaticiens, journalistes, etc. – pour lesquelles l’ordinateur est l’outil principal. Les entreprises concernées sont autant des PME (comme Sciences Humaines) que des entreprises du CAC 40 (60 % d’entre elles ont signé des accords, même si cela ne concerne qu’une partie des salariés), les professions indépendantes et l’administration sont aussi concernées, dans une moindre mesure : des stratégies de télétravail ont ainsi été mises en place dans la fonction publique territoriale (notamment certains conseils généraux, dans l’Orne, le Lot, le Finistère, le Puy-de-Dôme, etc.) et les communautés d’agglomération.
À qui profite vraiment le télétravail ?
Tous les télétravailleurs ne sont pas logés à la même enseigne. Certains télétravailleurs sont « nomades » ; ils ne travaillent pas chez eux mais hors de chez eux et hors de l’entreprise : dans des télécentres, à l’hôtel lors de leurs déplacements ou… au café du coin. D’autres, comme les assistants maternels, travaillent à domicile sans être pour autant télétravailleurs.
Le travail à domicile recouvre une grande diversité de statuts et d’horaires. Pour la plupart des salariés d’entreprise, le télétravail ne concerne qu’une partie de leur temps (une ou deux journées sur cinq). La plupart de ceux qui travaillent à domicile à temps complet sont des indépendants (pigistes, autoentrepreneurs). Il faut d’ailleurs noter que le télétravail exige parfois de sortir de chez soi. Armand S. est maître d’œuvre dans le bâtiment : il s’est mis à son compte il y a quinze ans. Son travail consiste à piloter des travaux : la rédaction des appels d’offres, les plannings, la facturation se font chez lui. Mais il doit se rendre régulièrement sur le terrain pour les réunions de chantier avec les artisans, les entreprises et les commanditaires.
À qui profite le télétravail ? La réponse est presque unanime : à presque tout le monde. C’est du moins ce que montrent les enquêtes disponibles.
Du côté des salariés tout d’abord. Le bilan est très largement positif. 85 % des salariés pensent que le télétravail est une bonne chose. Le chiffre atteint 95 % chez ceux qui le pratiquent vraiment.
Le premier avantage est évident : gain de temps, gain d’argent. Travailler chez soi, c’est économiser du temps et de l’argent sur le transport, sans compter le coût des repas à l’extérieur, la possibilité d’aller chercher ses enfants à l’école sans avoir recours à une assistante maternelle.
Ce temps gagné est directement réinvesti dans le travail, ce qui permet finalement de mieux gérer la charge de travail. De plus, le gain de temps ne se limite pas aux transports. La plupart des salariés savent bien que l’entreprise est un lieu où l’on perd beaucoup de temps : réunions qui s’éternisent, discussions impromptues et digressions qui émaillent les échanges professionnels.
Solitude et autonomie
Le revers de la médaille pourrait bien sûr être l’isolement du salarié et le risque de dissolution du collectif de travail. Ce risque est toutefois minoré quand le télétravail ne concerne qu’une ou deux journées par semaine, ce qui n’est pas suffisant pour se couper de ses collègues. L’effet d’éclatement du collectif commence à se mesurer vraiment à partir de trois jours par semaine.
Quant au sentiment d’isolement personnel, il est très différent selon que la personne est célibataire ou non, et selon les liens professionnels qu’elle tisse au quotidien – ou non – avec des collègues. N’avoir personne avec qui partager ses doutes et ses enthousiasmes professionnels peut peser sur le moral. Certains télétravailleurs rompent cette solitude en allant travailler dans des centres de coworking. Anne-Charlotte, journaliste parisienne trentenaire, a pris l’habitude de rejoindre une correctrice, télétravailleuse comme elle : elles travaillent ensemble une journée par semaine, respectivement dans l’appartement de l’une ou de l’autre.
Un autre avantage souligné par les télétravailleurs est l’autonomie dans la gestion de leur travail. Sur ce plan, il existe deux pratiques très différentes. Les « séparateurs » s’imposent des horaires fixes et reconstituent des heures de bureau. C’est le cas pour Luc, développeur informatique, qui s’applique à respecter des horaires précis, comme s’il était au bureau, même s’il reconnaît que ce n’est pas facile et qu’il a tendance à déborder. À l’inverse, les « intégrateurs » aiment travailler le soir, la nuit, le week-end, et ne comptabilisent pas leurs horaires : pour ceux-là, le télétravail offre une liberté… et le risque de ne jamais débrancher.
Rester disponible
Du point de vue de l’organisation, la principale difficulté consiste à gérer l’ensemble de ces salariés à distance. Travailler chez soi ne veut pas dire travailler seul : rédacteurs, iconographes, maquettistes doivent coordonner leurs tâches. Plus le moment du bouclage d’un magazine approche, plus il est important que les horaires convergent : chacun se doit d’être très réactif aux sollicitations des collègues. Cette forme de contrôle collectif fonctionne comme un régulateur d’horaires assez contraignant. La coordination des télétravailleurs peut peser sur les épaules de certains cadres et chefs de service. C’est le cas de Christophe, qui s’occupe notamment de la réception des articles, corrections, illustrations, maquettes. Exiger de petits ajustements – changer une photo, rédiger une légende, demander une correction –, c’est très facile et direct oralement en face à face. Rédiger un mail, envoyer un fichier, écrire les consignes, demander un avis entre deux photos : toutes ces démarches deviennent vite chronophages.
Travailler à domicile impose donc quelques obligations au salarié : il faut apprendre à gérer son temps, sanctuariser des espaces et des lieux, rester disponible pour son employeur à certains horaires. Lucie, qui vit avec un compagnon retraité, a établi des règles précises et mis des frontières symboliques dans son appartement : quand elle est installée à son bureau, il ne faut pas la déranger, ni mettre de musique ou allumer la télévision. Marion est une jeune maman ; elle et son compagnon ont choisi de ne pas prendre d’assistante maternelle. Elle s’occupe du bébé une partie de la journée, mais c’est son compagnon, restaurateur, qui doit prendre la relève le reste du temps. Cela suppose de respecter un « contrat » dans le couple, avec peu de concessions possibles.
Un bel avenir pour le télétravail et sa rentabilité ?
Finalement loin d’être un lieu de perdition et de distraction, la productivité du travail est bien meilleure à la maison qu’au bureau. Et les employeurs auraient peur de s’en inquiéter : la crainte qu’un salarié en profite pour aller faire les soldes ou s’occuper de ses enfants plutôt que travailler devant son écran est largement fantasmatique. Non seulement la productivité des télétravailleurs ne diminue pas, mais elle augmente ! Et significativement : près de 25 % selon Philippe Planterose président de l’Association française du télétravail et des téléactivités. Autres avantages non négligeables : le télétravail permet de réduire le stress des salariés, le taux d’absentéisme et le coût des structures.
Selon une étude commandée par la société Citrix, près de 10 milliards pourraient être gagnés en France par un recours plus important au télétravail.
Achille Weinberg
Une autre façon de travailler
Marie, 30 ans, graphiste, a choisi le télétravail et le statut d’autoentrepreneur (après avoir démissionné d’un CDI en entreprise).
« On passe 20 % de son temps à effectuer 80 % de son travail et 80 % de son temps à effectuer les 20 % qui restent. » J’ai lu quelque part cette idée qui m’a frappée.
Quand il m’a fallu concilier mon rôle de mère et mon activité professionnelle, je me suis souvenue de cette phrase. Le fait de ne pas avoir le choix m’a aidée à prendre des résolutions drastiques quant à ma méthode de travail.
J’ai réussi à réduire d’au moins 50 % le temps passé derrière l’ordinateur. Ainsi, après avoir écrit ce mail, je vais aller déjeuner et passer mon après-midi avec ma petite famille, sans mauvaise conscience car j’ai fait tout ce que je devais faire ce matin.
Planifier mentalement
Tous les matins, avant même de prendre mon café, je commence la journée par allaiter Lucien. C’est un moment particulier, car je suis obligée de m’asseoir, d’avoir mon bébé dans les bras, et de ne rien faire d’autre. J’en profite pour élaborer mon plan d’action. Je pense à ce que je veux et dois faire dans le mois, la semaine, la journée à venir.
Lucien tète, et dans ma tête, ma journée de travail est en train de s’organiser. Ne rien pouvoir noter est en fait bénéfique. Ça m’oblige à avoir une vision d’ensemble, et à trouver une organisation cohérente.
Faire des listes
Il est 9 heures. Je finis d’allaiter Lucien, et le confie à Pierre-Olivier, son papa. J’ai trois heures devant moi pour travailler, jusqu’à la prochaine tétée. Je pose mon café sur la table, je sors mon cahier, je dresse la liste des choses à faire dans la matinée. Tout est clair dans ma tête puisque j’y ai déjà pensé en allaitant.
Je détaille tout, les mails à envoyer, les directions dans lesquelles doivent aller les recherches graphiques, les corrections à apporter à un travail… Rien n’est laissé au hasard. Ensuite, je raye des éléments de la liste. Plus la liste est bien faite, détaillée, tout en allant à l’essentiel, plus je vais être efficace dans mon travail.
Il s’agit d’une vraie phase de mon travail. Ma liste c’est mon coach, elle me dit où je dois aller dans un temps limité, elle me permet de ne jamais me disperser. Je refuse d’ouvrir mon ordinateur et de commencer à travailler si elle n’est pas faite. J’en fais deux par jour (matin et après-midi).
Se concentrer sur l’essentiel
Avant, je perdais beaucoup de temps à faire des choses pour me rassurer, pour me donner bonne conscience, ou pour prouver au client que j’étais très pro. Trop de propositions graphiques, d’étapes de validations, de coups de fils, de disponibilité, de réactivité, de souplesse.
Peut-être que je manquais d’assurance, et que je comblais ce manque de cette façon. Maintenant, j’essaie de trier ce qui est de l’ordre des vraies choses à faire (le travail), et des fausses choses à faire (l’esbroufe). On pourrait voir ça comme une baisse de mon niveau d’exigence, mais je ne pense pas. Au final, je travaille mieux, moins longtemps et je gagne en assurance.
Quatre statuts différents
◊ Le télétravail désigne le fait de travailler à distance de son entreprise. Mais le télétravail ne se résume pas au travail à domicile (même si c’est le cas la plupart du temps). Certaines entreprises mettent en place des télécentres qui permettent à des employés de travailler plus près de chez eux. On peut travailler à distance de son entreprise dans un hôtel ou dans les transports, sur un lieu de vacances en utilisant son ordinateur, son smartphone et ses dossiers.
◊ Le travail nomade consiste à alterner les lieux d’activité. Il concerne des cadres, chercheurs, journalistes, managers, consultants qui se déplacent souvent pour des raisons professionnelles.
◊ Le travail à domicile n’est pas forcément du télétravail : une assistante maternelle garde les enfants chez elle, sans pour autant être une télétravailleuse.
◊ Le « travail gris » n’est rien d’autre que le fait d’emporter du travail chez soi sans que cela soit fixé dans le cadre du temps de travail officiel. Il y a bien longtemps que les enseignants travaillent chez eux pour corriger les copies, que les cadres, managers, avocats, universitaires, apportent du travail à la maison, que le médecin ou restaurateur fait ses comptes le dimanche après-midi.
A.W. |
Témoignages
Etre salariée à domicile, entretien Anne*
Anne est iconographe. Elle a toujours travaillé chez elle. Le travail à domicile n’est pas lié à son métier puisqu’elle a des collègues qui exercent le même métier qu’elle dans un bureau, au milieu d’une rédaction. Amenée à choisir le télétravail par sa situation géographique, dans le Val d’Oise, Anne avait pris l’habitude de se déplacer pour son entreprise sur les lieux où elle trouvait ses photos. Depuis le passage par internet, son habitude de travailler à domicile est restée.
Travailler seule, un besoin pour la motivation
« Je n’aime pas travailler avec du monde autour, j’aime être concentrée sur mon travail, ça a toujours été comme ça ». Anne a su adapter son emploi par rapport à sa façon de travailler. « J’ai une manière de travailler particulière. Je reçois du texte que je dois transformer en photo. Je n’ai pas besoin de lieu particulier, s’exclame-t-elle. Je peux travailler d’un bureau, d’une voiture, de n’importe où ! Je n’arrive pas à me dire que le matin, je vais me lever et aller au même bureau pendant des années. En plus, lorsque je suis dans un bureau, c’est la catastrophe car je perds du temps ».
Anne est convaincue que son travail à la maison diminue son stress car elle se met dans un véritable « petit cocon ». Non seulement, elle ne subit pas la pression de l’entreprise, mais elle est aussi plus motivée qu’avec ses collègues car elle se concentre plus facilement sur sa tâche. « L’important, c’est le processus du travail. Je peux me relever, me rassoir, tourner. Je ne reste pas obligatoirement assise devant mon bureau, explique Anne. Or, il y a une pratique de la position au bureau qui est dans la continuité de l’école, qui oblige à rester assis des heures devant son ordinateur sans bouger. Dans ton bureau, tu es en représentation. Moi, j’y arrive pas. Il y a un fonctionnement qui fait qu’on se sent mal à l’aise dans un bureau. Chez moi, je n’ai rien à prouver. Je peux travailler sur mes genoux ou même debout. »
Organisation et autonomie, les éléments clés du travail à domicile
Anne a l’habitude de se lever assez tôt. Le matin, dès 7-8h, elle est déjà devant son ordinateur, une tasse de café à la main. Elle s’arrête à midi, puis reprend plus tardivement aux alentours de 15h suivant son état. Comme elle a un contrat de 28 heures par semaine, Anne essaie de travailler 6 heures par jour, sauf le vendredi où elle finit à midi.
Elle travaille dans une pièce isolée de la maison, sur une petite table devant la fenêtre. Le soir, cette pièce devient le salon télé. Mais la journée, c’est son bureau. « Lorsque je ferme la porte, mon entourage sait qu’il ne faut pas rentrer ». Et c’est important. Son compagnon retraité vit en permanence à la maison. Elle a donc du poser des limites très tôt pour expliquer que même lorsqu’elle est là, il ne faut pas l’approcher.
Anne ne subit pas les disputes professionnelles ou la hiérarchie. Anne travaille plutôt en coopération. « Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie. Tout le monde est égal à mes yeux et je traite chacun de la même manière » assure-t-elle. Mais elle sait qu’il existe pourtant une hiérarchie administrativement, et ça, elle le vit mal. C’est aussi pour ça qu’elle aime travailler à la maison. C’est un moyen de se sentir autonome. « D’autant qu’à Sciences Humaines, on a tous plus ou moins le même niveau d’études, donc la hiérarchie est très floue ».
L’éloignement n’empêche pas le travail d’être envahissant
Le souci majeur de Anne est qu’elle ne parvient pas à séparer vie privée et vie professionnelle. « C’est lié au fonctionnement de l’entreprise et du métier. Tu te lèves avec des images et t’endors sur des images. A part lors des grandes vacances, après une semaine, où tu parviens finalement à oublier que tu t’es complètement plantée sur le dernier numéro. Sinon, tu es envahie par le bureau. C’est une quête sans fin, comme lorsque tu écris, tu continues pendant le week-end dans ta tête. »
Elle travaille parfois en dehors de ses horaires de travail. « Quand surgit une désorganisation dans l’entreprise ou qu’on a plus de tâches à effectuer, le magazine doit quand même sortir, donc il faut finir dans les temps. C’est un problème car ça occasionne une grosse fatigue mentale. Au bout d’un moment, on trouve plus rien. »
Isolement et déconcentration, les bêtes noires du travail à domicile
Comme tout le monde, Anne a parfois des difficultés pour se concentrer, particulièrement lorsqu’elle ne trouve pas d’image. « Quand l’image est évidente, je la trouve en 30 minutes, une heure. Mais lorsque c’est plus difficile, ça peut prendre 2, voire 3 jours, s’épuise-t-elle. Je me déconcentre car je sais que j’aurais beau chercher, je ne trouverai pas. Alors je pars faire du jardinage, ou la cuisine, et là je sais qu’au moins, j’ai une chance de trouver une bonne idée ».
Il lui arrive de ressentir la solitude ou l’isolement. « Il y a des moments où j’aimerais bien me retrouver dans une rédaction, là où il y a des open spaces. J’ai connu des rédactions dans lesquelles on travaillait ensemble, et parfois ça me manque. Mais au bout de 2 jours, ça m’agace donc je sais que ce n’est pas pour moi. ».
Ce qui lui manque le plus, ce n’est pas le rapport aux collègues, même s’il est important pour elle de maintenir le lien avec ses collègues, c’est le rapport professionnel. Anne manque parfois de clés pour comprendre un texte, elle a besoin de bien percevoir l’angle du papier pour lequel elle doit trouver une image. Elle est donc parfois obligée d’appeler la rédaction pour clarifier le texte et savoir quelle illustration proposer.
Anne vient à l’entreprise à chaque bouclage. Pour 18 numéros à l’année, elle vient donc environ 18 fois par an. Sa venue est primordiale pour garder de bonnes relations. « Pour une entreprise, il faut toujours un moment où on retrouve ses collègues, en communiquant ou en s’engueulant, peu importe, mais c’est important pour continuer à former un groupe. »
Son dernier souci est celui des promotions. Pour Anne, il est difficile d’en obtenir lorsqu’on ne voit jamais son supérieur. « C’est vrai qu’à mon avis, lorsqu’on est loin de l’entreprise, ça a un peu l’effet « loin des yeux, loin du cœur », c’est une facilité pour l’employeur d’oublier qu’il a des salariés à distance, c’est humain ». Mais Anne s’est résignée depuis longtemps. « Je ne me sens pas concernée par les problèmes d’avancement, ça ne m’intéresse pas. J’ai 53 ans, je travaille depuis 18 ans. J’ai eu mon premier CDI à 40 ans. Je suis revenue de ces combats, car les demandes de promotion, c’est un vrai combat. Ca ne m’intéresse plus. En tant que journaliste, je trouve la convention collective correcte et je m’y conforme. »
Son bilan : Le télétravail, un choix personnel
Anne présente son expérience comme un véritable choix. « La plupart des métiers de bureau peuvent se faire chez soi mais cela ne convient pas à tout le monde. Il y a des gens qui ont besoin du groupe, besoin qu’on délimite leurs tâches. C’est vraiment une question de choix personnel, quand l’entreprise le permet. J’ai été pigiste pendant longtemps, contractuel aussi. Je ne saurais pas faire autrement. J’ai pensé parfois à travailler dans un bureau, mais quelle contrainte ! ».
J.B.
Etre en télétravail à mi-temps, entretien avec Myriam
Myriam est en télétravail 3 jours par semaine depuis un an. Secrétaire générale de rédaction d’un magazine, son entreprise lui a proposé un CDI en télétravail. « J’avais déjà leur confiance, car j’écrivais des piges pour eux de chez moi, donc ça a été plus facile, explique-t-elle. Et puis le reste de la rédaction vient de l’extérieur aussi donc je n’ai pas de raison d’être présente au bureau ».
Une organisation flexible et personnelle
Myriam s’occupe de la coordination de la fabrication du magazine: l’élaboration du sommaire, le chemin de fer, la correction des papiers, la coordination avec la photogravure, l’editing (les titres, chapôs etc.). Son travail est en étroite relation avec ses collègues. Son organisation dépend donc du travail des autres. « Par exemple, la maquettiste a des horaires non imposés par l’entreprise, je suis donc obligée de m’adapter, d’anticiper ses moments de disponibilité pour qu’elle puisse avancer ». Elle n’a de ce fait pas une organisation figée, ni des horaires fixes. « Il m’arrive de travailler la nuit et le lendemain, seulement l’après-midi ».
Myriam a tout de même trouvé ses propres solutions pour recréer un temps de travail. « Quand je me lève le matin, je m'habille. Rester en pyjama, pour moi, c’est pas possible. Mais c’est vrai que c’est inutile de s’habiller quand on ne sort pas, rit-elle. Du coup, je m’oblige tous les matins à aller prendre un café en bas de chez moi. Je descends vers 9 heures, je lis le journal, et vers 9h30-10h, je remonte. Là, j’ai fait ma coupure, ça fait comme si j’allais au travail ».
Recréer un espace de travail n’a par contre pas été une réussite pour Myriam. Elle a acheté un bureau dès qu’elle a été engagée, mais sans succès. « J’avais prévu d’en faire l’espace-temps de mon travail, échec total. Il sert de commode, je pose tout un tas de choses dessus, mais je ne me sers jamais de mon bureau pour travailler. C’est plus fort que moi, je préfère travailler sur mon canapé, assise en tailleur avec une couverture sur le dos, ou sur mon lit, dans des positions physiques qui ne sont pas recommandées mais c’est comme ça que je me sens à l’aise ».
Myriam ne souffre pas beaucoup des distractions chez elle car elle vit seule, et surtout elle éteint tous les potentiels détracteurs de la concentration. « Déjà, rien n’est allumé, sauf le téléphone et les mails, car je dois être disponible à tout moment en tant que coordinatrice ». Cette obligation lui joue parfois des tours : « C’est parfois un handicap car je peux recevoir des messages qui n’ont rien à voir avec le travail ». Mais globalement, Myriam est sûre d’être plus productive chez elle qu’au bureau.
Une pression existante mais plus saine
« Quand on travaille à la maison, on est plus productif au sens où on culpabilise plus, affirme Myriam. La marque de notre travail réside dans notre production et pas dans notre présence au bureau, on doit donc prouver notre sérieux et efficacité. Cela ne peut se faire qu’à travers la productivité, alors qu’être présent au bureau peut parfois dispenser de cette obligation ». La forme de pression que Myriam ressent est différente de celle vécue en entreprise. « Je ne sens pas la pression mais la confiance et c’est une forme de pression en soi car on ne veut pas décevoir. C’est extrêmement valorisant, il faut être à la hauteur de la confiance. C’est pas la même chose qu’en entreprise, il y a une relation plus saine. Ca joue moins sur la peur ou le stress ». D’ailleurs, le stress, elle le ressent moins, surtout parce qu’elle contrôle son temps de production. « Je me sens moins stressée car gérer mon temps de façon autonome me rassure, je me fais confiance. Je sais que je vais m’en sortir car c’est mes conditions. Dans une boite, tu ne gères pas l’organisation de ton propre travail, c’est le plus stressant, là le fait d’avoir le contrôle de tout, je sais que ça va aller ».
Par contre, Myriam ne croit pas au télétravail à temps plein. « Je suis contente de me sentir appartenir à un groupe. Les réunions sont très importantes pour moi, on a besoin d’avoir des êtres humaines en face, besoin que l’entreprise et l’autorité s’incarnent ».
Elle a un contrat de 39 heures par semaine, un temps qu’elle dépasse souvent, mais qu’elle consent à faire avec plaisir vu sa situation de « privilégiée ». « Ca fait partie du jeu, le temps de travail que j’accorde en plus est amplement compensé par la souplesse qu’on m’accorde ». Une situation privilégiée qu’elle retrouve aussi dans ses rapports avec la hiérarchie : « Mon supérieur m’envoie des e-mails quasi quotidiennement, mais comme il me fait confiance, il n’est pas très directif. Je peux prendre des initiatives, je me sens plus dans une relation égalitaire ».
Un regain d’énergie et de lien social
« Une fois par semaine, je co-travaille avec une amie journaliste pigiste. De préférence, je vais chez elle et on travaille dans la même pièce. Ca nous sort de l’isolement qui peut être pesant. Ca permet de faire part de choses, parfois stupides, mais des bêtises humaines qu’on a besoin de raconter à quelqu’un ». Myriam s’est recréé une atmosphère de travail grâce à son ami, qui lui permet de ne passer au final que deux jours seules sur les cinq de la semaine, une façon d’éviter le sentiment de solitude que certains peuvent avoir sur une semaine complète.
Avec nostalgie, Myriam repense à sa vie sociale en entreprise. Le basculement dans le télétravail a été pour elle un choc, mais elle s’est bien adaptée. « Avant, je travaillais dans un bureau où il y a avait une vie sociale très riche. On allait boire un coup en fin de journée, on avait des habitudes. Et d’un coup, ça a été la rupture. J’ai pensé au début que le télétravail coupait le lien social. Et en fait, j’ai rebondi. J’ai décidé de trouver du capital social ailleurs. Je vois plein de personnes d’autres sphères de ma vie, mes amis et des associations de quartier ».
D’un naturel énergique, Myriam trouve dans le télétravail la possibilité de se vouer à tous ses loisirs. « Après une journée dans un bureau, t’as qu’une envie, c’est rentrer chez toi et aller dans ton lit, alors qu’après une journée chez soi, tu veux sortir, sinon ça voudrait dire que tu restes chez toi tout le temps, c’est invivable. ». Myriam juge aussi que travailler chez soi fatigue moins et que le temps du trajet en moins, « ça représente un gain d’énergie fou ». Elle en profite alors pour s’adonner à une de ses passions, la course à pieds. « Je fais de la course à pieds 4 à 5 fois par semaine. En général, je sors vers 19h et quand je rentre, je sais que ma journée de travail est finie. Ca me permet de faire ma dépense d’énergie physique ».
La difficile séparation vie privée/professionnelle
Malgré tous les avantages que Myriam décrit, il y a toujours un point noir au tableau, pour elle c’est la difficulté à s’arrêter de travailler. « Avant, j’avais un copain, il m’arrivait souvent de travailler pendant qu’il était là, je pense que ça a été un motif de rupture. Il s’endormait parfois quand j’avais un travail à finir alors que j’aurais du passer la soirée avec lui. Maintenant, je n’ai plus à le vivre, mais ça a été un vrai problème ».
Son bilan : l’autonomie, c’est le plus important
Les avantages sont pour Myriam l’autonomie, la souplesse, et le gain de temps. Mais le temps peut aussi jouer contre elle du fait de la distance de ses interlocuteurs : « on peut aussi perdre du temps à cause de la coordination, car au lieu de dire quelque chose en face, passer par e-mail peut parfois faire perdre du temps ». Après réflexion, Myriam ne voit pas d’autres inconvénients au télétravail : « On peut aussi se sentir seul, mais je n’en souffre pas car c’est aussi un de mes traits de caractère, je suis assez solitaire, me retrouver seule ne m’angoisse pas ».
J.B.
Etre indépendant à domicile, entretien avec Nathalie
Nathalie Bard travaille chez elle depuis 2 ans. Dans la gestion administrative et financière, elle a préféré faire une rupture conventionnelle à la suite de difficultés avec ses employeurs. Elle a alors décidé de monter sa propre entreprise. « J’en avais assez de la contrainte des horaires, d’être obligée d’aller à un endroit pour faire un travail que je fais tout aussi bien chez moi ».
Etre indépendant, c’est être son propre bourreau de travail
Nathalie propose des services de comptabilité et conseils en ressources humaines aux clients. Elle doit donc rendre des dossiers à échéance, ce qui lui demande une grande organisation. « J’essaie d’ordonner pas ordre de priorité. La plupart du temps, ça déborde complètement. J’essaie parfois de m’avancer sur certains clients pour pouvoir en prendre d’autres et dégager un revenu correct. Mais, c’est difficile ».
Elle s’est de suite aperçue qu’il fallait qu’elle s’impose ses propres contraintes. Elle se lève donc tous les jours à 7 heures et s’oblige à s’installer sur sa table de salon à 9 heures comme si elle était en entreprise, « sauf que je peux rester en pyjama » ajoute-t-elle.
« Le chef, c’est moi, d’où la difficulté de s’imposer des règles de travail. C’est une vraie forme de liberté et en même temps, c’est paradoxal car on est son propre bourreau, on se donne à soi-même des ordres. On est libre et en même temps on ne l’est pas parce qu’il y a le travail à faire ». Nathalie parvient tout de même mieux à gérer le stress et la pression, d’autant qu’elle a un pouvoir qu’elle n’avait pas jusqu’ici, choisir ses clients : « Le fait de travailler en indépendant permet de sélectionner les personnes et d’éloigner les personnes parasites qui vont apporter du stress ».
Une nouvelle vie sociale à organiser
Pour Nathalie, la journée ne devrait pas être consacrée qu’au travail, c’est aussi pour ça qu’elle a souhaité être indépendante, elle remplit ses journées des activités qui la libèrent de son quotidien. « Je me suis engagée dans des associations, un club sportif, je vais souvent au cinéma… Ce sont des activités qu’on ne peut faire que lorsqu’on a la maitrise de son temps de travail ».
Mais cela, elle ne le fait que lorsqu’elle a du temps. Autrement, elle doit travailler la nuit pour compenser le travail non accompli durant la journée, une difficulté largement compensée par son sentiment de liberté. « Au moins j’ai pas de contrainte d’un patron, j’organise exactement comme je veux ».
Elle admet avoir souvent du mal à se dégager du temps libre. « Des fois, la charge est tellement importante que ca m’oblige à travailler le jour et le soir. Ce qui est difficile est de gérer le temps, pire que si j’étais dans une entreprise ». Comme solution, Nathalie s’impose des temps de travail comme lorsqu’elle était en entreprise. « J’essaie de me fixer des durées. Ca m’oblige à aller à l’essentiel. Sinon, je peux passer énormément de temps sur un même dossier ».
La dynamique de groupe introuvable
Le travail d’équipe est sûrement ce qui manque le plus à Nathalie. « Si je compare à mon activité en entreprise, ça n’a rien à voir, lorsqu’on a un doute, on est beaucoup moins isolé. Là, je suis toute seule face à son travail. Je ne sais pas si je fais bien ou mal. C’est pour ça qu’à côté il faut sortir, pour garder un lien ». Les relations avec les collègues lui manquent beaucoup. « Ce qui manque c’est une appartenance à quelque chose, à un clan. Quand on est tout seul, on a l’impression d’appartenir à rien ».
Nathalie préfère en fait travailler en équipe. Elle aime échanger, avoir des points de vue différents. Elle se rend compte qu’elle aime travailler chez elle, mais à petite dose. D’autant que son travail à la maison ne lui rapporte pas assez si elle se maintient aux 35 heures par semaine. « C’est pour ça que je voudrais adapter moitié travail à la maison, moitié travail en entreprise », annonce-t-elle.
Son conseil : travailler partiellement chez soi
Les avantages du travail à la maison sont pour elle la liberté horaire, l’absence de niveau hiérarchique, mais « c’est surtout l’indépendance en fait, c’est vraiment ça ». Les inconvénients sont le manque de contact avec les autres, et se retrouver seul face aux problèmes. Pour Nathalie, la solution est simple : « il faudrait être un peu en entreprise et un peu chez soi, mixer les deux ».
J.B.
* Les prénoms ont été changés