Le syndrome de la dispersion

 

Chantiers en parallèle, urgences, imprévus, avalanche de mails, 
appels... la dispersion au travail déboussole, fatigue
 et démoralise. La capacité à contrôler son attention devient un enjeu à la fois personnel et organisationnel. Récit d’un séminaire de réflexion consacré à l’attention au travail.
 

«Je n’ai pas arrêté de la journée et j’ai le sentiment de n’avoir rien fait.» Qui n’a fait ce constat accablé au terme d’une journée de travail, où se sont terme d’une journée de travail, où se sont succédé réunions (pas vraiment productives), rendez-vous (qui ont pris plus de temps que prévu), problèmes inattendus (Internet en panne), mails en cascade, interruptions impromptues («je peux te déranger deux minutes ?») et, avouons-le aussi, des moments de flânerie sur Internet à regarder une vidéo ou à préparer les prochaines vacances ? Le soir venu, on est fatigué, la tête vide, avec le sentiment d’avoir papillonné sans avancer.


Le syndrome de la dispersion est un mal universellement partagé dans de nombreux secteurs de travail, particulièrement dans les activités d’encadrement. Dans les années 1970 déjà, Henri Mintzberg avait montré que les activités des cadres étaient marquées par la fragmentation en tâches brèves et diverses.

 

Il avait même calculé que la plupart de ces activités duraient moins de neuf minutes. Des professions libérales aux enseignants-chercheurs, du développeur informatique au chef de chantier, le phénomène s’est étendu aujourd’hui à de nombreuses professions et atteint son paroxysme chez les femmes actives qui gèrent en parallèle leurs activités professionnelles et l’essentiel de la vie de famille. Il s’est renforcé avec l’arrivée d’Internet et des smartphones que l’on consulte dix, vingt ou trente fois par jour.


Le 3 décembre 2014 avait lieu à Paris, sur l’esplanade de la Défense, une journée de formation consacrée au problème de l’attention-dispersion, coorganisée par Sciences Humaines et l’Anvie (Agence nationale pour la valorisation des sciences humaines auprès des entreprises).


D’un régime d’attention à un autre


À la tribune tout au long de la journée se sont succédé chercheurs et professionnels, pour exposer l’état des lieux et les solutions envisagées.


J.-P. Lachaux, chercheur à l’Inserm et auteur du Cerveau attentif (éditions Odile Jacob), a d’abord rappelé que le «zapping attentionnel» est une réaction. Pour survivre, tout animal doit à la fois se concentrer sur ce qu’il fait (suivre sa piste) et se montrer attentif à son environnement. Le cerveau humain ne cesse d’osciller entre une attention focalisée sur ce qu’il est en train de faire (lire, conduire, cuisiner, manger) et une vigilance aux sollicitations de l’environnement.

 

Le mode «multitâche» du cerveau est ainsi quasiment constant. J.-P. Lachaux évoque le dilemme du «chercheur d’or» en train d’exploiter le petit filon où il se trouve tout en étant tenté d’aller voir un peu plus loin s’il n’y a pas mieux. Ce dilemme entre l’exploitation (poursuivre le travail en cours) et l’exploration (aller voir ailleurs) est notre lot quotidien. Dominique Boulier, directeur de recherche au CNRS et au Médialab de Sciences Po, distingue, quant à lui, quatre «régimes d’attention». L’un relève de l’alerte: ilsurvient quand un message «important et urgent» fait irruption dans votre activité ordinaire. Il est à haute intensité émotionnelle mais à durée faible. Le régime de l’immersion est celui de la «veille» : tout salarié s’informe en permanence sur l’environnement, consulte des documents professionnels, recherche des données.

 

Alors que l’immersion relève de l’ouverture à l’environnement, le régime de la projection consiste à traiter, sélectionner, cadrer des problèmes comme on le fait en général quand on répond à ses mails : travail ni totalement répétitif, ni totalement nouveau. Le régime de la fidélité relève de la sélection des données de l’environnement pour les ramener à des problèmes connus. Les tâches administratives, les tâches de fabrication, de vérification supposent d’appliquer des procédures connues. Le problème de l’organisation du travail exige le passage d’un régime attentionnel à l’autre.

 

Les professions qui réclament à la fois une forte intensité et une alerte, ou qui exigent de concilier des objectifs contradictoires – être rigoureux dans son travail, respecter des procédures et en même temps être créatif – sont épuisantes.


Les causes de la dispersion sont multiples

 

Michel Kalika pointe de son côté plusieurs facteurs qui poussent à la «surcharge informationnelle». L’aplatissement des structures pyramidales, qui consiste à réduire les lignes hiérarchiques, est sans doute une bonne chose sur le plan des responsabilités individuelles, mais il pousse aussi à multiplier les tâches. M. Kalika insiste beaucoup sur l’intrusion des outils de communication : en 2002, 2 % recevaient plus de 50 mails par jour, le niveau est monté à 30 % aujourd’hui. Or ces nouveaux outils de communication n’ont pas remplacé les anciens, comme les réunions et les rendez-vous; ils s’y sont surajoutés. Ce qu’il nomme le «mille-feuille» informationnel.


Que faire ?


Une fois le diagnostic établi, ses effets reconnus, reste à savoir ce qu’il convient de faire. Plusieurs intervenants l’ont souligné : il est vain de vouloir lutter contre la dispersion, il faut apprendre à la gérer. Pour cela, il faut corriger le tir à chaque fois que notre attention a été déportée, un peu comme un capitaine de bateau qui cherche à maintenir le cap, malgré les vents et les courants qui tendent à le faire dériver. Cela passe par l’observation et la compréhension de ses propres mécanismes cognitifs. On parvient à détecter les moments de dérives attentionelles, quand on quitte, par exemple l’écriture en cours pour aller vérifier une source.

 

Ce moment où l’on se détourne de son but est l’occasion de nombreuses «dérives ». Ramener son attention vers la cible visée est une opération mentale qui peut s’entraîner. (Apprendre, par exemple, à ne pas se laisser entraîner par une dérive sur Internet).


Pour la sociologue Caroline Datchary, la dispersion fait partie intégrante de nos modes de travail. Gérer en parallèle plusieurs activités, répondre aux urgences et aux imprévus, «faire le pompier»fait partie du travail des cadres et de nombreuses professions.

 

C’est même une tâche centrale qui devrait être mieux reconnue. En revanche, il est nécessaire d’apprendre à gérer cette dispersion. Cela passe par le développement de compétences spécifiques : lorsqu’on saute d’une activité à une autre, il est utile de «savoir par où commencer» avant d’entreprendre une nouvelle tâche (avec un cahier des charges précis, qu’il s’agisse de gérer ses mails ou d’organiser sa journée de travail). Richard Drouin rappelle à ce propos que les to do list ne sont efficaces que si on affecte à chaque tâche un délai et un horaire, ce que font peu de gens. De même qu’il faudrait prévoir de l’imprévu dans l’emploi du temps, car il y en a toujours.

 

C’est parce qu’on ne sait pas intégrer les débordements dans son agenda que l’on se laisse toujours déborder par rapport aux objectifs initiaux. Outre la gestion personnelle de la dispersion, nombre d’intervenants ont sou- ligné la nécessité d’agir à l’échelle des organisations. Si M. Kalilka invite à se déconnecter et à résister à la tentation frénétique de consulter et d’envoyer, il souligne aussi la nécessité de fixer des règles et des normes.

 

C’est ainsi qu’en février 2014, la branche professionnelle Syntec a signé un accord pour un droit à la déconnexion le soir et le week-end. Béatriz Arantez, psychologue du laboratoire Steelcase (un leader du mobilier de bureau) souligne aussi le rôle de l’aménagement des espaces de travail. L’alternative entre le bureau privatif et l’open space n’est plus de mise. La plupart des gens ont besoin de travailler par moments seul et à d’autres en groupe.

 

D’où l’idée de créer des «écosystèmes» de travail modulables, afin de respecter à la fois l’intimité et la collaboration. Chez Schneider Electric et d’autres grandes sociétés, comme Orange, on explore le télétravail, qui présente de nombreux avantages : gain de temps (lié aux transports), d’énergie, meilleures conciliation vie professionnelle-vie privée. Les études réalisées en interne, cité par Donon, montrent qu’une journée ou deux en télétravail ne nuisent en rien à la productivité.


En fin de journée, des contacts ont été pris pour prolonger la réflexion sur un enjeu, soulignait Jean-François Dortier, qui appelle autant l’apport d’experts que le partage d’expériences et une réflexion collective.
 

Achille Weinberg


 

 

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